Ödipus der Tyrann (Sophocle, Hölderlin et Castellucci) Festival d’automne au Théâtre de la Ville
J’avais pris un billet, il y a bien longtemps, courant juin, pour aller au Théâtre de la Ville, où se jouait, hier vendredi, la première à Paris d’un spectacle créé à Berlin à la Schaubühne, le 6 mars de cette année. Comme je suis assez sonnée par les attentats récents (Saint-Denis, Paris, Bamako) qui permettent, hélas, de se faire une idée plus précise de la diffusion des dictatures fanatiques, terroristes, qui font tache d’huile sur notre continent (Afrique, Asie, Europe), je me suis un peu forcée à sortir de la lecture des journaux, - analyses des faits et des images, conséquences politiques diverses -, pour essayer d’aller m’intéresser à Œdipe, à Sophocle, traduit par Hölderlin, (traduit de l’allemand par Philippe Lacoue-Labarthe), le tout pensé et vu par Romeo Castellucci, dont je suis une admiratrice. Le théâtre aide à réfléchir, comme chacun sait.
Paris était bien vide pour un vendredi soir, mais le théâtre était archi-plein.
Le directeur du Théâtre de la Ville a remercié les acteurs de la Schaubühne d’être arrivés samedi dernier à Paris, pour répéter, dans l’atmosphère qu’on avait en France depuis la veille, qu’on a toujours, lourde, un peu muette, état d’urgence et état de stupeur mélangés. Il les a remerciés d’être venus et nous aussi. Puis on a fait une minute de silence.
De l’ascèse de Port-Royal...
La pièce commence dans la prénombre d’un couvent - on pense à Port-Royal -, aux vies retirées et écrasées, ou, selon les points de vue et les croyances, sublimées ; elles chantent des offices en grégorien (forme que je déteste), on pense aussi à La Religiseuse de Diderot et aux images de Jacques Rivette, nonnes en blanc plongées dans l’ascèse et la routine, avec la maladie et la mort de l’une d’elles ; cette mort permet le raccord avec l’histoire d’Œdipe, qui commence, lu par une religieuse ( Angela Winkler, héroïne du Nouveau Cinéma allemand).
Elle est assise sur son petit lit, dans sa cellule qui s’efface pour faire place à la violence d’un tremblement énorme du monde (le théâtre lui-même vibrait fortement) , auquel succèdent le dépouillement surexposé et magnifique de la Grèce antique, et la lumière unie, fabuleusement belle, qui jouent dans le sens d’une sorte de splendide aridité intellectuelle.
Je me suis trouvée dérivant assez vite dans les années Soixante-Dix (A. Winkler), et les productions intello-mystiques de la cinémathèque (genre Philippe Garrel). Oui, j’ai souvent pensé hier, au cinéma et aux cinéastes de ces années où les films d’avant-garde passaient à minuit à la Cinémathèque de Chaillot, lents, noir et blanc, en posant, comme Castellucci, des questions non formulées pour des réponses qui, à leur tour, faisaient nappe.
... aux transgressions tragiques de Thèbes
La Grèce, hiératique, surexposée, s’est imposée avec les lignes minces des murs de la ville en perspective, comme si on venait d’inventer cette dernière pour un tableau italien. Fidèles, iIs ont tous été là, ensemble ou venus à tour de rôle, personnages mythiques, Créon, Tirésias, les messagers, les religieuses devenues chœur antique féminin, y compris Œdipe incarné par une femme (Ursina Lardi), Jocaste vêtue comme la Vierge Marie, transgressions esquissées, suggérées, ou vues, dans de lentes images dont presque seule la lumière bougeait dans le plan général de la scène, tandis que, sur le sol du plateau, les diagonales se formaient, défilé des femmes du chœur, apparition de monstres et virus. Je n’avais pas de peine à partager la cécité de Tirésias, puis d’Œdipe, car les surtitres (écrits en très grosses lettres lumineuses) étaient de moins en moins lisibles sur le beige qui pâlissait sous le jour blanc. Quand le beige est devenu tout à fait clair, c’était devenu illisible pour moi, le texte disparaissant presque ; j’écoutais l’allemand magnifique, la voix d’Ursina Lardi (Œdipe), d’Angela Winkler et des autres acteurs de la Schaubühne, et si je ne comprenais que quelques mots, peu m’importait, le visuel et la lumière merveilleuse de ces tableaux vivants étaient suffisamment parlants.
L’aveuglement volontaire d’Œdipe est traité en opposition visuelle, par l’insert d’une video assez longue, au-dessus du monde grec, où Romeo Castellucci se vaporise dans les yeux une bombe lacrymogène (le nom chimique et commercial du gaz en surimpression, en écho au Sacre du Printemps), irruption brutale du monde contemporain, qui le blesse, le fait souffrir, l’aveugle enfin, larges compresses de gaze blanche, larmes, yeux brûlants, yeux brûlés, non loin d’un instrument hérissé de pointes métalliques dont la vue me faisait mourir de peur.
Une expérience de la lumière, de l’espace et du temps
J’ai eu du mal, j’ai travaillé durant ce spectacle, beau, un peu énigmatique ou trop aveuglant, je ne sais, à la fois un petit peu ennuyeux et très troublant : les espaces, les personnages et les temps, par leur rythme et leur beauté, vous font entrer dans une sorte d’état second où on a tout le loisir pour regarder, réfléchir et associer à partir de ce qui est donné, lumières merveilleuses d’Erich Schneider, diction, surtitres, couleurs, perspectives, costumes, gestes, on se demande pourquoi ça marche tout en ne marchant pas tout fait, où se loge la séduction, d’où vient, parfois la réticence. On pense, sans forme, sur les formes de la scène. On pense dans un temps qui ne semble jamais long, à un temps immobile ou répétitif, glissant ou vertigineux.
Tous les spectacles de Castellucci me font cet effet-là. Je suppose que c’est différent chez chaque spectateur et sans doute la séduction réelle de ce metteur en scène est-elle de provoquer un champ d’associations ouvert pour chacun sur une énorme question diffuse et commune, que, justement, on n’arrive pas à formuler. Un champ ouvert et pourtant contraint. Une question à laquelle le spectacle n’apporte pas non plus de réponse. Mais qu’il rend lancinante et qu’il permet de rendre présente et imprécise, brutale ou vague, à travers le quotidien ou le mythologique, que ses spectacles colorent, éclairent, en chaîne.
Je suis donc sortie avec cet arrière-goût, qui m’était imposé, celui de la problématique de la pureté et de la purification, comme toujours exaspérée par la mystique et la culpabilité qui engluent les humains. J’avais aussi l’arrière-goût des années Soixante-Dix, qui ont quelque chose de commun avec nous, et je suis retombée dans les questions d’aujourd’hui, accablée par la cruauté pure et désireux du bonheur sans se soucier de la Pureté et de sa cruelle majuscule qui sert de paravent.
En Mai 68, nous avons laissé échapper une révolution et entamé la ruine de l’ancien monde hérité de la Deuxième guerre mondiale, à présent, au fil des attentats, nous voyons se défaire les deux siècles précédents qui ont constitué notre socle.
Je me suis sentie, comme toujours en quittant un spectacle de Castellucci, déconcertée et enrichie de tant de choses vues et suggérées : ici, Œdipe, le poids du monde (prédit et incarné), la pureté au nom de quoi s’effectuent tant de crimes, la transgression des tabous, la lumière/l’aveuglement, entre autres. Il en ressort, comme toujours chez Castellucci une certaine tendresse, mieux, une tendresse certaine pour les humains, proies des oracles, happés par le temps.
Comment les débarrasser des dieux ? Ça, c’est ma question, pas celle de Castellucci.