Le Sacre du Printemps au Festival d’Automne Romeo Castellucci
Romeo Castellucci aime à déconcerter et, ce faisant, à faire penser. Lorsqu’il se saisit d’un thème, d’un personnage, d’une partition, il jette par dessus bord les images qui lui sont attachées, comme on dirait qu’une casserole est « attachée ». Au diable les croûtes héritées de vieilles recettes et de vieilles cuissons. Foin des ballets qui, tous, paraissent d’antan. Ici, ce sont les machines et la poussière qui dansent.
Le Sacre du Printemps dans son temps a célébré les « Tableaux de la Russie païenne » et se termine par le sacrifice d’une jeune fille choisie pour que la terre, au printemps, dans le soleil revenu, se pare de récoltes, de fruits et de fleurs. Aucune suavité dans la partition, mais au contraire, l’explosion de la brutalité, de la sève, de la lumière, de la vie et, au bout, la mort de l’Élue pour que revienne la vie. La fête est sauvage, violente. Ce n’est pas le tableau de Botticelli.
Musicalement, c’est, pour reprendre le mot de Pierre Boulez un « moment exemplaire de la modernité », dans un renouvellement des formes et des sons.
Revenons à Romeo Castellucci : son Sacre du Printemps s’ouvre par une suite de très beaux tableaux enchaînés, où des machines métalliques, accrochées au plafond de la scène de la Grande Halle de La Villette, oscillent, tournoient dans un ballet ; ce sont elles qui mènent la danse, elles répandent des longues et larges traînées ou nappes lumineuses de poussière, comme ces poussières qui jouent dans les rayons du soleil, mais en beaucoup plus unies, elles tombent aussi liquides que des nappes d’eau, sur le sol, au son de la partition de Stravinsky. Tout en dansant et en lançant leurs traînées lumineuses, elles descendent en écrasant le volume et l’atmosphère, parfois les nuées éclatent, des choses noires s’en échappent, déchiquetées : un envoûtement naît de cette chute, poussière captivante, blanche, nuée, qui rappellerait la nuée lumineuse qui conduit les Hébreux dans la Bible. Non, on n’est pas dans Go down, Moses, on est dans Le Sacre. Fertilisation de la terre, nuée bienfaisante ?
Le rideau se ferme. Un texte s’y imprime et décale brusquement le problème. Il l’actualise. Sans ménagement. Très froidement. Sur le tissu qui voile une vague activité sourde et blanche, apparaît une suite de messages techniques sur les engrais fabriqués à partir des os calcinés d’animaux morts : la marque, les contenus, les proportions d’azote, de phosphate etc., les caractéristiques, le manque d’odeur à température « normale », les qualités des éléments. Le renouveau de la terre, maintenant, ne s’accompagne pas de la mise à mort d’une jeune fille. Le printemps contemporain, c’est la fête de la poudre d’engrais, et je me dis, ah mais oui, bien sûr, c’est bien cette marque, Carbide & co., mais oui, c’est Bhopal, je connais. Je crois même que l’effroyable explosion a juste trente ans, c’était en décembre 1984.
Données, chiffres. Nul commentaire. Le temps de penser rapidement tout ça, le rideau s’écarte à nouveau, des ouvriers, en tenue étanche de cosmonautes ou de travailleurs du nucléaire, blanche, sont au pied des machines qui dansaient tout à l’heure et qu’on avait vues descendant progressivement, certaines sont tout à fait en bas, devenues petits chariots, la fine poudre ravissante et légère qui illuminait la scène en nappes et en jets, est par terre, comme de la neige, les ouvriers la ramassent à la pelle, inlassablement, ils la transportent. Stravinsky a été remplacé par une autre bande son, de voix, (il faudrait que je le revoie), qui peu à peu s’assourdissent jusqu’à disparaître. La salle s’écoule. Certains spectateurs sont sans doute mécontents de ne pas avoir vu des danseurs leur raconter d’anciens printemps, les autres voient le printemps de notre monde malade de lui-même, s’étouffant sous la volonté de gens trop avides qui le mènent froidement à la mort, ce monde malade de vouloir trop produire à n’importe quel prix, au prix de sa propre mort. On s’attarde, on n’arrive pas à quitter le spectacle de mort, en fait, on réfléchit, comme toujours, après avoir vu une œuvre de Castellucci. Je crois que personne n’a vraiment pensé à applaudir, on était trop saisi, trop touché, comme à un enterrement, comme après avoir entendu la Passion.
Le Sacre du printemps de Castellucci est terriblement moderne. je suis frappée de cette vision angoissée et implacable qu’il exprime si fort et qui donne l’impression que notre mode de vie roule vers un mur. Est-ce que ce sera de notre sacrifice que viendra un printemps ?
On a eu beaucoup de mal à partir.
Dehors, le soleil d’hiver brillait sur la Cité de la Musique.