Romeo Castellucci Impressions

En 4 ans, je n’ai vu, hélas, que trois œuvres de Romeo Castellucci : sa mise en scène de Parsifal au Théâtre de la Monnaie en 2010, The Four Seasons Restaurant au Théâtre de la Ville en 2013 et dans ce même lieu, Go down, Moses, il y a trois jours. J’ai manqué Sur le concept du visage du fils de Dieu : la pièce avait fait descendre dans la rue les intégristes cathos parisiens, qui, comme à l’accoutumée, et sans avoir rien vu, criaient au blasphème et voulaient interdire le spectacle ; mais il y a bien d’autres choses à mettre au crédit de Romeo Castellucci que de les avoir mis en rage. La Croix a d’ailleurs mis depuis bien du vin dans son eau bénite.

Parler de son œuvre est difficile car, au texte, s’ajoute la grande prédominance des sons (bruit, musique) et des images qui, par nature, débordent l’écrit et atteignent l’esprit sans médiation. En essayant de déplier cette richesse, qui ne les rend guère « racontables », on tourne à la paraphrase.
Les spectacles de Castellucci sont terriblement aptes à susciter les réflexions, les associations, les rapprochements, les évolutions, les enrichissements, les ruptures brusques, en bref à faire comprendre ce que Bergson appelait « la substantialité du changement », ceci en questionnant les bases mêmes du monde : d’une part, la vie/la mort - c’est-à-dire ce qui semble ne pas changer dans la condition humaine, tout en étant l’essence même du changement - et d’autre part, le sexe /l’amour, qui sont leurs corollaires ou leurs agents.

Il faut s’immerger dans Castellucci, car sa palette d’expresion est infiniment riche. S’immerger vraiment, ne pas rater une seconde, avoir tous les sens en éveil, apportant leurs lots de sensations, éléments décryptables, assimilables, mangeables, livrés aux neurones et aux synapses. On a beaucoup à faire. En sortant, je suis saturée et épuisée par l’attention déployée pour capter, et contradictoirement sur ma faim, malgré ce que j’ai reçu et retenu, avec un manque et un désir d’analyse. En sachant vaguement que l’analyse n’est pas forcément la bonne perche.

Ma première rencontre avec Castellucci s’est produite dans le Ier acte de Parsifal, le dernier opéra de Richard Wagner, où Montsalvat était suggéré, remplacé, par les forêts sombres et mouvantes qui ne cessaient pas de se transformer, d’abriter des ombres et des lumières, suscitant humains, animaux ou végétaux, dans une vie mystérieuse soulignée et structurée par les récits de Gurnemanz, les Chevaliers quasi invisibles dans les feuillages et l’étrangéité foncière de Parsifal. Tout l’opéra en était transfiguré, la vision et l’incarnation d’un monde sacré effaçaient la connotation affadissante et ecclésiastique que lui donnent certains metteurs en scène. Au 2e acte, RC faisait de Klingsor un Chevalier moderne, magicien châtré, expert en pratiques sado-masochistes (bondage), glacé, répétitif, sous le signe évident d’une jeune fille nue, jambes ouvertes, sexe visible, juchée sur une sorte d’autel. Il faudrait que je revoie comment il traitait la grande scène avec Kundry, j’en ai un souvenir à la fois nul et magnifique, je ne saurais le décrire. Le 3e acte : c’était vraiment l’avenir. Finis ces jeux glacés de Klingsor et les séductions de Kundry, une fois Titurel disparu et les douleurs effacées d’Amfortas et de Kundry, Parsifal, les Chevaliers, et d’autres humains, avançaient inlassablement sur un tapis roulant, monde en marche, venant vers nous, public massé dans le théâtre de la Monnaie. Un sublime et stupéfiant Parsifal.

Quelle prodigieuse vitalité, quel coup de pied envoyé aux habitudes, aux traditions, au ronron,aux scènes de théâtre et d’opéras, Castellucci chamboule les manières de jouer, de voir, de suggérer, de faire entendre et d’entendre, de montrer, de ne pas montrer. Nul pré-mâché. À chaque minute de ses spectacles, on ne devine pas ce qui va se passer à la minute suivante. Et on met des jours à y repenser, à se souvenir, à comprendre les finesses cachées dans les violences implacables, la mort dans la vie, la perte dans l’amour. Chaque tableau joue à l’intérieur de lui-même, et avec ceux qu’il accompagne, comme un éventail déplié ou resserré, contient une chose et son contraire, intensément représentée, condensée ou diffractée. Ainsi le thème de la mort et de la vie, le lien de la vie et du sexe féminin, qui parcourent ses œuvres : les langues coupées des femmes dans The Four Seasons Restaurant ; les filles garrottées dans Parsifal ; la mère de Moïse accouchant dans une terrible hémorragie dans Go down, Moses.
L’ « histoire » arrive fragmentée et (in)complète, au fil du temps de l’œuvre : les sons, magnifiques, qu’on a entendus (ou qui manquaient et cela s’ « entend »), sur le plateau, vibrations, choc, musique vocale et instrumentale, bruits des choses intérieures et extérieures, dialogues. Je trouve passionnant, d’être ainsi constamment sollicitée, j’ai conscience qu’il me faudrait voir plusieurs fois chacune des pièces.

La structure des deux œuvres (pour Parsifal, il travaillait pour Wagner...) que j’ai vues de lui est simple, composées chacune d’un petit nombre de « scènes » - je dirais plutôt des « tableaux vivants »- même si « vivants » a un sens contraire de mort en train de s’accomplir : chacun d’eux, très bien construit, est visible comme un vrai tableau, avec ses masses, ses coloris et ses lignes de force qui débordent de richesse et d’associations, se déforment, bougent, font surgir mille images et pensées, plus ou moins imposées mais qui doivent varier selon le spectateur. Je prends l’exemple de Go Down, Moses, plus frais dans ma mémoire que The Four Seasons Restaurant. À la scène de la broyeuse (Ier tableau), succède l’espace des toilettes carrelées et blanches (2e tableau) d’un café suggéré par les bruits entendus de l’autre côté de la cloison. À l’extérieur une personne, pressée, qui secoue la poignée de la porte, une fois, deux fois, avec impatience, la jeune femme se redresse avec terreur, et j’ai pensé à la scène de l’accouchement clandestin d’Adèle, modeste héroïne de Zola, domestique à la fois victime et meurtrière de son bébé, dans Pot Bouille, le sang se répand sur les cuisses, le linge, le sol, résonnant avec les films d’épouvante italiens. Immense dilatation sonore du gospel, Let my People go. Les coloris brun et gris de certains tableaux de Poussin accompagnent la salle impersonnelle et feutrée du commissariat (3e tableau), où se retrouve la jeune femme, enveloppée dans un peignoir, où il y a la douceur inquiétante de la voix du commissaire, la discrétion de la psychologue se déplaçant sur la moquette, sans l’ombre d’un bruit, ces sons étouffés que la mère de Moïse n’écoute pas, car elle « voit » des animaux invisibles aux yeux vides et inquiets, sorte d’image anticipée des humains esclaves que le bébé Moïse perdu (sur le Nil, dit-elle au flic italien) et s’agitant dans son sac poubelle dans un local à débarras (4e tableau), devrait délivrer. Au 6e tableau, la grotte magnifique, premier abri mythique de l’humanité, évoque à la fois l’inévitable caverne de Platon, le cerveau de la mère de Moïse que le 5e tableau a laissée dans une machine d’IRM, mais aussi les magies d’opéras imaginées dans des dessins du XVIIe siècle. Dans cette caverne mouvante, un couple enterre un enfant, puis fait l’amour. Avant qu’elle se ferme peu à peu, devenant prison où la mère de Moïse arrive comme sortant de son IRM et où la femme écrit un SOS sur un mur de tulle, pour nous.

Romeo Castellucci se dit obsédé par l’image et l’image absente : quand on sort de ses spectacles, on est obsédé à son tour par les sons qu’on a entendus et les images qu’on a vues : oui, il manque toujours une image, oui, parmi les tableaux impressionnants qu’il donne à voir et entendre, on a un manque, on sort en y réfléchissant, on la cherche. Quand on pense à lui, on pense à cette question présente, permanente, du manque, de l’absence, de quoi, de qui ? Aspect mystique de Castellucci. Que chacun peut adapter à sa propre vie.

J’ai dit plus haut que, à Bruxelles, Parsifal, les chevaliers du Graal et les êtres humains venaient vers nous, sur un tapis roulant, mais n’arrivaient jamais. Car il y a un constat accablant, les choses roulent, il y a de l’obstination, de l’indifférence, de la force, des machines, du cosmos, des trous noirs, et le tableau de Rothko manquera toujours sur le mur du vrai restaurant qui a donné son titre à The Four Seasons Restaurant qui raconte à sa façon la mort d’Empédocle, sa disparition ; de même, dans Go down, Moses, au Ier tableau, l’effrayante barre broyeuse de déchets tourne sur place, en attendant le « paquet » qui descend vers elle pendant que le son sature la salle où j’espérais bêtement (je sais bien mais quand même) que la turbine s’arrête, mais non... rien ne sauve rien. Énigme, émotion et profondeur de la disparition.

Ces quelques impressions, déformées, déformables, sur Castellucci et l’absence, s’inscrivent dans une tonalité générale. J’ai vu Les Particules élémentaires dans la pièce qu’en a tirée Julien Gosselin, et Near the Death il y a très peu de temps, j’ai trouvé une parenté - non dénuée de tendresse ou de déchirure - dans la manière tragique de voir le monde que nous nous faisons, avec nos mythes, nos images et nos illusions, entre Michel Houellebecq et Roméo Castellucci, deux hommes de la même génération. « En définitive, la vie vous brise le cœur » (Les Particules élémentaires). Xavier Dolan qui a trente ans de moins, le dit plus brutalement à la fin de Mommy : « Putain de nature humaine ! ».

Schwangesang, autre spectacle de Castellucci au Festival d’Automne, est hélas complet. J’attends donc avec impatience le Sacre du printemps à la Grande Halle de la Villette le mois prochain, et sa mise en scène du Moïse et Aaron de Schönberg à Bastille en 2015.