Tchekhov, champ et hors-champ À voir sans modération
Tchekhov, on croit connaître : c’est la mélancolie de la Russie profonde, avec ses personnages désireux et malheureux, velléitaires et entêtés, égoïstes et déçus, décevants et touchants, refusant la passivité dans laquelle ils se plaignent d’être englués. Ce sont les problèmes de famille, d’argent, les jalousies, les menus triomphes à la fois lâches et vaniteux, les espoirs qui s’usent, les paralysies. Parfois, pour peu que la mise en scène soit statique, à les voir s’ennuyer, on s’ennuie. Ce mois-ci, j’ai été prise à la gorge par deux mises en scène de Tchekhov.
D’abord, j’ai vu celle qu’Éric Lacascade a faite d’ Oncle Vania aux Gémeaux à Sceaux : présentée en 2013 à Avignon, animée, vivante, comme tout ce que fait ce metteur en scène, elle souligne le texte aigu, moqueur et tragique dans sa modernité et dans sa permanence (trad. Markowicz). Les acteurs empruntaient les escaliers de la salle, allaient, venaient, jouaient la fausse gaîté des rapports sociaux, les personnages masquaient leurs inquiétudes par leur agitation et Lacascade la faisait jouer comme un accordéon, donnait du souffle, du suspense.
Sur ma lancée tchekhovienne, je suis allée à Ivry, le 14 novembre, voir La Mouette dans la mise en scène de Yann-Joël Collin. J’avais vu la pièce à l’Odéon en 1988, avec Juliette Binoche dans le rôle de Nina, les journaux célébraient sa fraîcheur, elle avait 24 ans. . Trou de mémoire ? Les autres acteurs ne m’ont pas laissé de souvenirs de leurs personnages, ni Macha Méryl qui jouait Irina, l’actrice brillante, ni André Dussollier qui interprétait Trigorine, l’homme de lettres à la mode, amant d’Irina (et de Nina). Je me rappelais une histoire triste, avec une Nina touchante et courageuse, quelques décors assez jolis de la maison de Piotr Nikolaïev Sorine, qui est l’oncle de Konstantin Treplev (Kostia) et frère de la brillante actrice Irina (mère de Kostia). J’avais oublié qu’il y avait un médecin et un instituteur, un intendant, sa femme Paulina, sa fille Macha, des domestiques. La mise en scène de Kontchalovski avait-elle mis un projecteur sur la la fuite de Nina à Moscou, perturbant une vie démodée ? La traduction était-elle plus empesée ? Au bout de 26 ans, j’ai des excuses. Il me semble que La Mouette d’Ivry me laissera une impression bien plus intense.
À Ivry, Y. J. Collin utilise lui aussi la traduction excellent d’André Markowicz, et, par un intéressant travail sur l’ espace théâtral, il pose le statut du spectacle, et met en pleine lumière, brillants, cruels, drôles, tristes, les problèmes de la pièce et ceux des rapports humains contemporains et permanents, la cruauté d’une société vivante. Il commence par la lecture des indications de décor et l’énumération des personnages, déclinaison sommaire de leur liens familiaux et sociaux pendant que des machinistes dressent sur le plateau le petit théâtre de campagne de l’acte I (où Nina fait ses débuts dans une pièce de Konstantin) pour seul mobilier. Une fois présentés, certains personnages montent s’asseoir au 5e rang de nos gradins rouges, les autres restent sur scène, ou s’éclipsent par les coulisses ou les accès de la salle. Pendant la pièce, chacun adoptera l’un ou l’autre de ces espaces, et s’y tiendront avec plus ou moins de difficulté.
Cette utilisation judicieuse et symbolique de l’espace, ce dédoublement de la scène, créent un relief, permettent aux uns de regarder les autres, d’émettre des jugements ou des apartés, ou de se parler d’un lieu à l’autre. Une multitude de lieux est ainsi mise à la disposition des acteurs, lcoulisses, escaliers, issues, où circulent les personnages, avec agitation, va-et-vient, ruptures ; il y a du temps passé à ces déplacements, temps d’attente, temps perdus, autant d’impression de la vie.
Au début, je me suis dit, oh la la, je vais me tordre le cou, pourquoi est-ce qu’ils bougent tout le temps. Mais ils bougent parce que c’est le sujet de La Mouette. Comme dans la plupart des pièces de Tchekhov, aucun des personnages n’est content de la place qu’il occupe, ils en veulent tous une autre, Piotr aime la ville mais habite la campagne, Trigorine préfère la pêche à la ligne aux réceptions, les chevaux ou les trains espérés n’arrivent pas ou alors trop tard ou trop tôt. Mouvement browniendes particules contrariées.
Dans la scène de l’acte II où Trigorine parle de son expérience d’auteur célèbre à Nina, ( la scène se déroule hors de la maison, selon les didascalies), une caméra les suit carrément dans les couloirs extérieurs, le foyer et le bar du théâtre, on voit les réelles voitures qui circulent sous la pluie dans la rue : les acteurs, filmés en champ/contrechamp et leur déplacement, sont projetés sur l’écran de fond de scène du petit théâtre de campagne où Nina a joué la pièce de Konstantin Treplev au début de l’acte I. Théâtre dans le théâtre, et cinéma dans le théâtre du théâtre, déploiement du spectacle. La propriété est étendue à tout le théâtre et le théâtre devient la propriété tout entière. Tout est possible encore dans cette course aux espaces pour ceux qui bougent, les deux « couples », Konstantin et Nina, auteur et actrice débutants, Trigorine et Irina, auteur et actrice confirmés, dans leurs liens affectifs compliqués. Tout, y compris les mensonges et les trahisons, dehors comme dedans et qui « voyagent ».
Entracte : les spectateurs sont conviés à leur tour au mouvement brownien, et rejoignent sur la scène les personnages : ceux-ci offrent aux spectateurs (enchantés) des verres de vodka, créant une atmosphère charmante, qui permet de se parler, de se sourire, de se dire trois mots entre acteurs et/ou spectateurs. C’est Trigorine qui m’a offert à boire : je lui ai dit qu’il était génial, je l’ai vu comme l’acteur, pas comme le personnage (je n’étais pas Nina).
Pendant ce hors-champ de l’entracte, deux ans se passent.
Les deux actes suivants se concentrent davantage sur le plateau, devenu funèbre. Le bâtiment du théâtre devient l’extérieur inconnu. Les ouvertures sont closes. Tout s’est durci, figé, en deux ans. Macha est mal mariée, avec l’instituteur toujours réduit à ses 23 roubles mensuels, Konstantin a perdu Nina, il écrit seul, pour quelques revues, l’oncle Piotr est en chaise roulante, presque mourant.
Retour des trois voyageurs : d’abord, Irina et Trigorine, prévenus de la santé de Piotr, débarquent du chemin de fer pour le revoir, le médecin est toujours aussi impuissant et lucide devant le monde, les promesses non tenues, les espoirs perdus.
Nina revient, elle aussi, seule, entre deux trains, au cours d’une tournée de troisième ordre, actrice plus ou moins brisée et déshonorée comme on pouvait l’être au XIXe siècle après sa fuite et sa liaison avec Trigorine : il l’a abandonnée enceinte d’un enfant qui est mort. Nina n’a plus rien que la nécessité de sa rupture avec le passé, les passés, avec Kostia. Elle repart vers le hors-champ, l’hôtel, la gare, la tournée, par les grands escaliers métalliques et sonores de la droite de la scène, Konstantin, resté seul, monte vers les gradins rouges du 5e rang, il y déchire ses écrits récents, devenus inutiles sans Nina, puis redescend et sort par l’une des coulisses de gauche.
Sur le plateau assombri, Irina et tous les personnages du début (moins Nina et Konstantin) font une partie de loto, nous aussi, on nous a distribué des grilles et des jetons. On connaît la fin : pendant que tous jouent en admirant la mouette empaillée que Konstantin avait tuée et offerte à Nina il y a deux ans, on entend, off, une explosion. Le médecin va vers la coulisse de gauche, revient en accusant un élément chimique de sa trousse Puis l’intendant et lui gagnent les gradins rouges du 5e rang, maintenant seuls éclairés, laissant dans l’ombre les joueurs sur le plateau : au gentil mensonge provisoire, que nous avons presque cru, succède l’énoncé de la réalité, « Comment annoncer le suicide de Kostia à Irina ».
Yann-Joël Collin élargit la dimension de cette histoire de promesses non tenues. Tchekhov a donné une place et la parole aux gens dans tous les étages de la société, domestiques, maître d’école sous payé, médecin de village, propriétaires terriens, couple intendants du domaine, et dans la mise en scène de Yann-Joël Collin, nul personnage n’est traité de manière « secondaire » ou pâle : la segmentation des espaces, la répartition des places, les lumières, la qualité des acteurs, permettent à chacun d’être dessiné, valorisé et cerné en quelque sorte, par ses obsessions et ses déceptions par rapport à ses rêves.
Tchekhov résonne avec l’ambiance de cette fin d’année 2014, elle-même étirée entre la paralysie des politiques dans l’Europe à moitié branlante et menacée de l’intérieur par ceux qui veulent la fermer, supprimer l’espace de libre circulation (Schengen), ne plus financer les missions d’aide aux réfugiés perdus sur la mer, d’un côté ; et de l’autre, les rêves et réalités scientifiques ont pris corps dans Rosetta et Philae ; à propos, j’ai adoré l’héroïque image de Philae, tout petit labo si complexe, volant depuis dix ans dans le noir de l’espace et lâché par Rosetta, vers l’inconnu de la comète.
Sans attendre le réveil de Philae, il faut mettre le cap sur Ivry.