Marcel Duchamp La peinture, même
J’avais de Marcel Duchamp une image stéréotypée et réductrice, résumée à Fountain le fameux urinoir, une roue de vélo, et les moustaches de la Joconde, soit, à mes yeux, des productions (les readymade) qui font entrer dans l’art des essais pour secouer le cocotier des conventions en place, bien que j’avoue que les moustaches de la Joconde me paraissent de la provocation banale, du niveau d’un lycéen d’avant la guerre de Quatorze.
J’ai trouvé l’exposition très bien conçue, aérée, claire dans sa présentation chronologique où des panneaux éclairent sans chichis la démarche et les recherches de Duchamp dans un monde pictural en pleine (r)évolution.
J’ai aimé l’accrochage, on se débarrasse du mythe Fountain dès la première salle, et la Joconde fait un petit clin d’œil à la sortie. Entre les deux, j’ai vu Marcel Duchamp dans son temps, avec ses influences, ses lectures, sa correspondance, ses amis, Villon, Odilon Redon, Picabia, Kupka, et je l’ai vu se placer, avec ses tableaux et ses inventions, - les readymade reprennent leur sens révolutionnaire - par rapport aux réflexions et aux théorisations qui suivent Cézanne et l’invention de la photographie.
Je savais comme tout le monde que la fidélité de la photo a délivré la peinture de l’obligation de la mimesis au premier degré, pour lui permettre de travailler sur l’espace.
Je n’ai jamais aussi bien compris que dans l’exposition Duchamp, organisée par Cécile Debray, le rôle très important joué par le cinéma et la chronophotographie dans l’évolution de la peinture. Les photos et les films du début du XXe siècle qui accompagnent la peinture de Duchamp sont saisissants : les Nus descendant un escalier aux tons chaleureux sont bien les enfants de ces premières images hésitantes dé-composées et démultipliées, où les corps en mouvement découpent différemment l’espace. De même, le terrible petit film de Georges Méliès, Le déshabillage impossible, 1900 , résonne à la fois avec la beauté et l’obsession du nu, et l’emprise des conventions : un homme n’arrive jamais à ôter ses vêtements et son couvre chef, car chaque fois qu’il en quitte un, le temps de l’accrocher, un autre lui revient sur le dos ou sur la tête. Le film prend une valeur de manifeste : on ne se débarrasse pas comme ça des conventions, ni du désir ou de la nécessité d’y parvenir ; ça peut rendre fou. Marcel Duchamp a fait partie successivement de ceux qui s’y sont carrément attaqués, les Symbolistes, les Fauves, les Cubistes, dont des oeuvres ornent aussi les cimaises. Une jeunesse, une génération en lutte.
Je ne connaissais pas la présence de ses corps de femme, peints en surfaces lourdes, aux couleurs à la fois sourdes et écrasées, ni son penchant pour les tons verts, qui forment la dominante de nombreux tableaux, ni la beauté des tons inspirés des bois clairs ou sombres (La broyeuse de chocolat).
J’ai beaucoup aimé les lumières de l’exposition, le soin apporté à éclairer et à souligner la netteté des lignes ou à provoquer des ombres sur le sol avec les objets - les reatdymade et/ou autres sculptures - accrochés ou posés dans des angles (ainsi un Brancusi). J’ai adoré surtout le magnifique espace qui se situe derrière Le Grand Verre (débarrassé de son titre un peu anecdotique La mariée mise à nu par ses célibataires, même), qui s’imprime pratiquement sur le sol gris, dans sa grande architecture découpée, menaçante, impressionnante.
À craindre de devenir prisonnier des écoles ou chef d’école, par ses propres avancées, Marcel Duchamp arrive à se demander ce que c’est que peindre. Faut-il "peindre", ou au contraire déborder et penser à la fois les invisibles de la science et de la technique, les invisibles des mouvements, penser l’espace, dans lequel on se meut et le monde plus vaste (en guerre et en révolution) où ces questions théoriques s’inscrivent, sans trouver de réponse. Le petit dépliant de l’expo cite une phrase de Duchamp, où il compare la peinture aux mirages nés dans le désert, illusions qui font avancer le voyageur. Mais le trompent.
Qu’est-ce que peindre ? Donner à voir l’espace et à le penser comme on ne pensait pas à le voir ? "Penser, classer" ( le propre de l’esprit humain selon Lévi-Strauss) et produire un moment comme une "école" (le réalisme, le cubisme etc.) ? Y rencontrer des personnes et des amis avec qui partager un temps les problèmes et les préoccupations, dériver, être en mouvement, ne pas rester coincé dedans, ne pas se re-copier, voir ailleurs, tenter le nouveau, voire l’impossible devant lequel on travaille seul (Le Grand Verre) et qui n’est pas forcément compris et accepté ? Laisser tomber ? Faire carrément autre chose ? Quitter l’Europe après l’énorme coup de la Grande Guerre ? Se faire naturaliser Américain ? Peut-on cesser de "penser/classer" ? L’art est-il davantage ? Duchamp écrit que l’art permet de déboucher "sur une région où ne dominent ni le temps ni l’espace " ? Ce qui veut dire quoi ?
On quitte l’expo après Le Grand Verre (avec le petit clin d’œil de la Joconde, en passant le dernier portant). Car après cette œuvre étrange et magnifique (1912-1923), précisément inclassable, il n’a pratiquement plus peint. Pinceaux, toiles, c’est fini. Le monde bouge, il bouge. Il passe à autre chose, s’intéresse au cinéma, à l’art cinétique, au surréalisme, aux échecs, à la pataphysique, aux mots. Sa vie privée est intense. Il est mort beaucoup, beaucoup plus tard, le 2 octobre 1968.
Je pense fugitivement à Frenhofer, le peintre mis en scène par Balzac dans Le Chef d’œuvre inconnu, et au tableau (un portrait de femme) sur lequel le peintre travaille depuis dix ans. Il le montre un jour finalement, à des amis (parmi lesquels le jeune Pourbus) qui ne voient qu’un amas de couleurs et de traits confus, illisibles, sauf un pied de femme, merveilleux comme la vie. Les amis perplexes le quittent, en se disant qu’ "un jour, il s’apercevra bien qu’il n’y a rien sur sa toile". La nuit suivante, Frenhofer meurt dans son atelier en y mettant le feu.
On peut mettre le feu sans mourir.
« D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent » : il paraît que c’est l’épitaphe gravée sur la tombe de de Marcel Duchamp (à vérifier au cimetière de Rouen).