Mr. Turner, vu par Mike Leigh Un Rosebud sans scène de luge

Le film de Mike Leigh, Mr. Turner, 2 h 30, fait officiellement partie du genre « biopic ». J’aime bien ce néologisme qui désigne les biographies filmées, il a un petit ton épique et désinvolte, qui est, ici, tout à fait trompeur : le film n’est ni épique, ni désinvolte, et la biographie bien incomplète. Ce qui n’empêche pas bien au contraire de faire penser et d’éclairer la peinture de Turner dans son siècle, son originalité et ce par quoi elle nous attache. Sur la plan filmique, les lumières sont magnifiques mais l’agencement est classique, presque plat, pas de jeux sur le temps, pas de fondus, etc..
J’y reviendrai plus bas.

Mike Leigh ne s’épuise pas à proposer ou suggérer une psychologie élémentaire de son personnage. Il zappe les quarante premières années de sa vie, dont les moments traumatiques sont absents à l’image et pratiquement au son : ainsi la mort de la petite soeur (sauf l’écho avec la petite fille noyée à Margate), la folie et l’enfermement de la mère, sont expédiés ou suggérés en deux mots balbutiés sur le lit de mort du père ou le sien. Citizen Kane et le Rosebud sans la scène de luge.
Pratiquement on n’apprend rien sur ses études, ni ses voyages nombreux, en Europe ou en Angleterre, pas grand chose sur le plan professionnel, il est déjà largement « arrivé », un mot d’admiration sur Claude Lorrain, quelques cabales, son amitié pour Ruskin. Il ne semble avoir aucun souci d’argent, il participe aux expositions annuelles de la Royal Academy, il est reçu dans les meilleurs salons.

Au bout de deux heures et demie de film, « M. Billy » - ainsi l’appelle « la servante au grand cœur » (dite « Damselle » ou « demoiselle » ) qui s’occupe du ménage de garçons que forment à Londres dans le premier tiers du XIXe siècle le père et le fils Turner, tous deux prénommés William - M. Billy, donc, reste une énigme.
Mike Leigh lui a donné un physique (Timothy Spall, prix d’interprétation masculine, Cannes 2014) et un sale caractère, un personnage grognon qui n’aime pas se faire aimer, mais qui mijote avec attention une hure de porc qu’il savoure avec son père, tandis que Damselle les regarde, debout près de l’armoire vitrée. Cet homme abrupt, avare de mots, a deux passions inexpliquées, son père et la peinture.
Le goût du secret ? Peut-être ; il ne donne pas facilement son nom ni son métier, il se fait passer pour greffier, dit s’appeler Mallord (un de ses prénoms), ou Booth, le nom de sa bonne amie des dernières années.
Des problèmes avec ses amis, ses collègues ? Oui, car il ne fait jamais aucune concession, se montre indifférent, cassant ou méprisant, avec entêtement. Aux séances de la Royal Academy of Arts, il a peu d’amis.

J.M.W. Turner, Musique à Petworth, 1835, Tate Britain

Ses relations avec les femmes ? Désastreuses, de quoi faire sauter au plafond la moins féministe d’entre nous : il voit parfois une ancienne maîtresse (qu’il appelle Mrs D., tante de Demoiselle) qu’il déteste et avec qui il a eu deux filles qu’il n’aime pas. Sexuellement, il utilise de temps en temps « Demoiselle » (extraordinaire Dorothy Atkins) pour baiser de manière brutale et rapide dans un coin de la bibliothèque ; au bordel, les prostituées sont davantage objet à dessiner qu’objet sexue. Il laisse étouffer dans l’œuf une relation avec la fille (ou la femme ?) d’un ami aristocrate, qui lui joue Les Lamentations de Didon au piano avec beaucoup de sensibilité, et avec laquelle il semble qu’il y aurait réciprocité s’il consentait à se défaire de son incapacité à être aimable.
Enfin, après la mort de son père (1829), il parvient (relation de cause à effet ? ) à avoir une relation assez paisible, douce avec Mrs Booth, sa logeuse à Margate, où il peint marine sur marine en dégustant sa bonne cuisine. Il meurt chez Mrs Booth, brisant une dernière fois le cœur de « Demoiselle » qui ignorera qu’il a prononcé son nom en mourant.
Sur le plan de l’histoire de l’art et de la peinture, le film évoque et illustre les querelles de personnes plutôt que d’écoles.

Il y a plus : on en sort « affecté », comme on dit. Malgré ou à cause de cet acharnement que met Turner à se taire, à être grognon, froid. D’abord au premier degré, par la dureté des relations humaines déployées, dont il nous manque la clé, et surtout, en un deuxième temps, cette dureté est renforcée par la construction « plate » dont je parlais plus haut. Le film avance comme la vie, assez simplement, roulant vers la mort et vers les nouveautés ; les choses et les gens se périment : après les premiers signes de fatigue, les santés déclinent, et la mort survient implacable. Ça roule et on ne rattrape pas ; les relations ratées sont ratées et le restent, les silences pèsent leur poids de plomb, la fille du comte comme la pauvre servante se taisent et restent en arrière d’une réciprocité espérée.
Sans artifice, avec force, Mike Leigh donne accès à la courbure et à la fuite du temps, dans la vie de Turner, dans les vies de ceux qu’il croise et dans le monde qui l’entoure, par les moyens les plus simples : les vapeurs remplacent les voiliers, le train remplace diligences et circulation fluviale, les fumées des locomotives envahissent et noient le ciel, la photographie ouvre boutique et va poser sans le dire le problème de la représentation. Les deux séquences où Turner, sous le nom de M. Booth, greffier, d’abord seul puis accompagné de Mme Booth, pose, fixant un bouquet de fleurs, chez le photographe anglais John J. E. Mayall, avec son beau matériel américain de daguerréotype, sont passionnantes. Ici, c’est le contraire de Turner, on empêche la lumière de pénétrer n’importe comment, on ne la disperse pas, on la concentre dans la camera obscura.

Bien que Ruskin ait vu chez les Pré-Raphaélites exposés à l’Académie l’accès à un monde imaginaire comme chez Turner, mais avec d’autres méthodes, Mike Leigh choisit de montrer Turner ricanant sans ambiguité devant Rossetti ou Millais avec leurs figures cernées et médiévales, imaginaires peut-être, mais en contradiction totale avec ce que peignait Turner, cette avancée constante, cette dissolution et ce poudroiement de la lumière ou de l’assombrissement dans le paysage, dans la nature, dans l’eau, dans l’herbe, dans la neige, dans les voiles, dans les rochers, dans les nuages, perte infinie et cependant solidifiée.

J.M.W. Turner, Tempête de neige sur laa mer, Ier janvier 1842, Tate Britain