S’il tonne en avril... Chronique d’un printemps, 39

Blandans, lundi 22 avril 1940

À la maison, comme dans toutes les campagnes de ce temps, on fonctionnait beaucoup à coup de proverbes. Il y en avait pour toutes les saisons, toutes les situations.
Prévoir le temps, scruter le ciel, guetter le vent, la couleur du ciel à l’aube ou au couchant (« Les rougeurs du soir font sécher les toits », « Les rougeurs du matin font tourner les moulins »), étudier les nuages en forme de « rasure », une mince couche de cirrus à l’ouest annonciatrice de pluie, tout cela était une grande occupation, naturelle, nous étions stylées par les grandes personnes, le moindre nuage avait un sens, l’avenir était prédictible. Les saints et la sainte Vierge jouaient aussi un grand rôle [1].

« S’il tonne en avril, prépare tes barils ». Traduction : on aura une bonne année sur le plan du vin : d’abord de l’eau pour gonfler les grains, puis de la chaleur quand il faudrait, en été, pour la teneur en alcool.

Aussi guettait-on les nuages, les éclairs, le tonnerre. À Ménétru, village voisin, situé un peu plus haut que nous sur le rebord du plateau, il y avait le canon à grêle du canton, qui était tiré lorsque les nuages noirs s’amoncelaient au dessus des vignobles. On guettait la fusée qui était tirée vers le nuage supposé chargé de grêlons. Je ne sais quelle réaction chimique se produisait, mais, de fait, il ne grêlait pas, ça tournait à la grosse pluie, parfois si violente qu’elle faisait aussi du mal, mais au moins elle ne hachait pas les feuilles, les fleurs ou les mini-grappes.

La cave et la vigne avaient toujours fait partie des richesses de la maison, on produisait un très bon vin blanc. Les terroirs, l’exposition, tout était favorable, comme dans les villages voisins beaucoup plus célèbres, l’Étoile, Château-Chalon, Arbois.

1940 allait sonner le glas de nos vignes, faute de personnel pour s’en occuper, le vigneron, Alfred, était mobilisé je ne sais où. Et pour les vendanges, comment ferait-on ? On n’en était pas là, il avait déjà fallu tailler la vigne (autre proverbe : taille tôt, taille tard, rien ne vaut la taille de mars), buter etc. Là, l’entraide des autres habitants du village avait dû exister.

Chez mon autre grand-mère (la mère de Papa), qui avait une propriété à 3 km de Blandans, il y avait aussi des hectares de vigne, qui, eux, seraient conservés, et là, tous les cousins participeraient aux vendanges. Mais je sors du temps de printemps. On se contente, pour l’instant, dans ce mois d’avril, de surveiller le ciel et les orages possibles.

Paris, mercredi 22 avril 2020

À présent, quand on parle baril, on parle pétrole. Le pétrole baisse tellement qu’on le donne, ou mieux, les financiers payaient, il y a deux jours, à Wall Street, pour s’en débarrasser : le baril, dont les variations de prix mènent le monde, était « à moins quelque chose ». Dans ce monde rendu fou par le virus, on oublierait presque que ce n’est pas seulement la demande qui a baissé, parce que les industries sont à l’arrêt, et la circulation aussi, sur terre, mer et dans les airs. Il ne faut pas surtout pas oublier, pas une seconde, les sordides tractations, constantes, entre les membres des pays producteurs de pétrole, la guerre assassine entre Poutine, Trump et l’Arabie saoudite, où trinquent aussi le Nigeria, le Mexique, l’Algérie, la Libye, le Venezuela et quelques autres. Haines et rivalités politiques, géopolitiques, course à la domination du monde. Je ne vais pas faire ici, faute de moyens personnels, un cours d’économie politique. Mais en lisant les journaux, en écoutant BFM business, en lisant quelques chroniques d’économie, on a déjà, en creux ou exprimée, une idée de ces mouvements fratricides, ces hurlements muets et sournois, ces coups de poignard, qui font que la crise pétrolière s’ajoute à la crise générale et que la crise alimentaire menace.

Le tout rythmé par les odieux tweets de Trump et les silences des autres.

Notes

[1Les saints de glace en mai continuent d’ailleurs à faire grelotter la Croisette au Festival de Cannes, lorsqu’il n’est pas supprimé comme cette année 2020.