Ciel, désert et marais Chronique d’un printemps, 40

Paris, jeudi 23 avril 2020

En écrivant le sous-titre de cette chronique, je vois qu’elle est la 40e de la série. Quarante jours dans le désert, la période de retrait du Christ avant de se lancer dans sa vie publique.

40 jours dans le désert : d’autres l’ont fait et le font encore. Et pour eux ce furent, ce sont, des suites indéfinies de quarante jours en quarante jours, dans des conditions sans nom, je parle des otages, ceux qui sont dans les geôles du désert de Syrie ou autre.

Pour nous, encore un certain nombre de jour à traverser les 24 heures de la journée, à coup de tâches menues et régulières, les coups de fil, les mails, les relations sous vide qu’on a désormais à se mettre sous la dent pour un temps mal défini, éplucher des carottes, faire les vitres. Alternance de mauvaises nouvelles, avec quelques bonnes ou assez bonnes.

Ce matin, un invité de France-Culture, Olivier Las Vergnas, astronome, m’a cassé le moral, il s’est d’abord félicité de ce que la pureté actuelle du ciel permettait de voir beaucoup mieux les astres. C’était réconfortant. Mais, hélas, trois fois hélas, il a décrit le très proche futur de notre ciel : pour établir la 5G, le triomphe de l’intelligence artificielle, les traçages en tous genres, les états riches envoient des rafales de satellites, par dizaines, soixante en même temps, - ils vont remettre ça souvent -, qui vont littéralement rayer le ciel en permanence.

Je profite donc avec insistance de ce que j’ai à disposition en ce moment, malgré le confinement, malgré sa sortie prochaine aux contours indécis : dans la gamme optimiste, la sortie sera aussi ce que nous en ferons.

Cette époque vaseuse me rappelle un bouquin d’André Gide, sorti en 1895, frappant de modernité et d’actualité, l’un des deux ouvrages de lui qui pour moi survivent au fil du temps, je parle ici de Paludes dont Jean-Pierre Bertrand dit avec raison que, avec un ton ironique et léger, ce tout petit ouvrage est le roman de la contingence. Le héros du roman écrit un livre. Dans le premier chapitre, il tente de le raconter à son amie Angèle, chez qui il est invité à dîner :

“Et vous ! vous, qu’est-ce que vous faites ?

 Moi ! répondis-je un peu gêné, -j’écris Paludes.

 Paludes ? qu’est-ce que c’est ? » dit-elle.

Nous avions fini de manger, j’attendis d’être dans le salon pour reprendre.

Quand nous fûmes tous deux assis au coin du feu :

« Paludes, commençai-je, - c’est l’histoire d’un célibataire dans une tour entourée de marais.

 Ah ! fit-elle.

 Il s’appelle Tityre.

 Un vilain nom.

 Du tout, repartis-je, - c’est dans Virgile. Et puis je ne sais pas inventer.

 Pourquoi célibataire ?

 Oh !... pour plus de simplicité.

 C’est tout ?

 Non ; je raconte ce qu’il fait.

 Et qu’est-ce qu’il fait ?

 Il regarde les marécages.

 Pourquoi écrivez-vous ? reprit-elle après un silence.

 Moi ? - je ne sais pas, - probablement que c’est pour agir.

 Vous me lirez ça, dit Angèle.

 Quand vous voudrez. J’en ai précisément quatre ou cinq feuillets dans ma poche ; et les en sortant aussitôt, je lui lus, avec toute l’atonie désirable :

JOURNAL DE TITYRE OU PALUDES
De ma fenêtre j’aperçois, quand je relève un peu la tête, un jardin que je n’ai pas encore bien regardé ; à droite, un bois qui perd ses feuilles ; au delà du jardin, la plaine ; à gauche un étang dont je reparlerai.

Le jardin, naguère, était planté de passeroses et d’ancolies, mais mon incurie a laissé les plantes croître à l’aventure ; à cause de l’étang voisin, les joncs et les mousses ont tout envahi ; les sentiers ont disparu sous l’herbe ; il ne reste plus, où je puisse marcher, que la grande allée qui mène de ma chambre à la plaine, et que j’ai prise un jour lorsque je fus me promener. Au soir, les bêtes du bois la traversent pour aller boire l’eau de l’étang ; à cause du crépuscule, je ne distingue que des formes grises, et comme ensuite la nuit est close, je ne les vois jamais remonter.

 Moi, ça m’aurait fait peur, dit Angèle ; - mais continuez, - c’est très bien écrit. »

Lire Paludes en entier est absolument possible, il est sur internet en accès gratuit-. Une centaine de pages. J’ai découvert cela vers 20 ans, je l’ai toujours aimé, il m’a toujours fait rire et posé plein de questions. « J’attends qu’on m’explique mon livre » disait Gide.

De l’utilité de l’écriture.

Blandans, mardi 23 avril 1940

Des causes différentes engendrent de mêmes effets : on parle d’annuler les J.O. de cet été 1940. Ça a l’air compliqué et grave. Le Comité olympique donnera sa réponse demain. Je m’en fiche éperdument. Même si Tante Paulette m’explique ce que sont ces jeux et l’hommage qu’on y rend à la civilisation grecque.

Maman lisait constamment - elle avait ce livre sur sa table de nuit - Les Nourritures terrestres, d’André Gide. C’est sans doute en référence à elle que, une fois arrivée à Dijon, étudiante, j’ai dévoré tout Gide dont, à présent, en 2020, les livres me paraissent si surfaits et démodés, à l’exception des Nourritures et de Paludes, justement.