Victor Puiseux, 7. La conquête de l’Université

Paris 1835

Au moment de la mort de Louise, le 17 février 1835, Louis-Victor, en effet, est seul. Ses deux fils sont à Paris, chargés de conquérir l’espace social, par leur intelligence et leur travail.

C’est le Paris d’avant Haussmann, serré dans ses barrières. Il y a encore pas mal de quartiers genre " vieux Paris", ses maisons irrégulières à pignons, ses petits métiers, ses poètes. C’est l’époque où Gérard de Nerval se prend d’une passion sans retour pour l’actrice Jenny Colon.

Les rues étroites, les fontaines publiques, le souvenir tout récent des épidémies de choléra et ses reprises vivaces chaque été, les transformations des chaussées avec leur rigoles latérales et leurs trottoirs, les pavés inégaux, les fiacres, les lorettes, les profiteurs, les gens louches du type Thénardier, les appétits, les mendiants, le grand brassage des légendes et des courants de pensée ; la colonne Vendôme, enfin entièrement finie avec l’inauguration de la statue de Napoléon à son sommet (1833) attire les amateurs de la légende napoléonienne qui déposent chaque jour au pied du socle couronnes et bouquets. Paul Delaroche peint l’Histoire à grandes couleurs. À la Comédie française, Mademoiselle Mars, à 56 ans, joue encore Célimène et les coquettes, et s’apprête à jouer enfin les femmes mûres, Philaminte, d’ici deux ou trois ans. Bellini a créé I Puritani, Les Puritains, à l’opéra de Paris en janvier 1835.

C’est le Paris des émeutes toujours possibles, politiquement instable, les journaux commencent à faire et défaire l’opinion : le début du règne de Louis-Philippe est semé de machines infernales et de barricades que Victor Hugo peindra dans Les Misérables, les obsèques du général Lamarque en 1832, la rue Saint-Merri etc.

Plan de Paris, 1835
archives AP HP

La montagne Sainte-Geneviève, autour de Lycée Louis-le-Grand, est un énorme ensemble, une sorte de fourmilière, avec des bâtiments, vétustes, trop petits, mais qui contiennent la grande partie de la vie intellectuelle en formation, comme au siècle précédent ; les collèges (Rollin, Charlemagne, Sainte-Barbe etc.) et l’École normale supérieure, créée par décret de l’an III (1794) et réformée sous Napoléon puis en 1826, regorgent de jeunes garçons et de jeunes maîtres qui, plus tard, donneront leur nom à tout le quartier et au-delà, de Victor Cousin à Michelet, de Cauchy à Milne Edwards, d’Ampère ou de Schœlcher à Le Verrier - et à tout le moins, aux amphis de la Sorbonne quand elle sera reconstruite à la fin du siècle.

C’est dans ce Paris animé, agité et en mutation, qu’on retrouve Victor et Léon, chacun dans leur espace de sciences. Léon, 20 ans, est entré Ier à l’École normale supérieure, qui est encore logée dans les combles des locaux de Louis-le-Grand. Il y commence sa licence d’histoire et a souvent maille à partir avec les directeurs ou maîtres successifs, il fait partie des « pétitionnaires » qui réclament des assouplissements sur tel ou tel point du règlement. Son père lui conseille souvent de se tenir tranquille. De ne pas se faire remarquer. De ne pas tenir tête aux autorités ( les autorités sont parfois Victor Cousin, ou Michelet).

Victor, lui, a commencé l’année 1834-35 comme pensionnaire au Collège Rollin, situé lui aussi dans le quartier groupé autour de Louis-le-Grand ; certains éléments se trouvent logés dans l’actuel collège Sainte-Barbe, d’autres rue Cujas, d’autres rue Lhomond. Je ne sais pas dans lequel Victor était. Les professeurs y sont réputés. L’enseignement est de haute qualité. Les élèves, nombreux. Les règlements, rigides. Les bâtiments, vieillots.

Victor n’a donc pas quinze ans lorsqu’il apprend, au collège, en février 1835, la mort de sa mère. On ne sait rien de ses réactions. Un peu plus d’un mois après, le 27 mars, il écrit à son oncle Jean-Baptiste, percepteur à Argenteuil, pour le prévenir qu’avec l’autorisation de son père, il décide, avec l’appui de Léon, de quitter l’internat du collège Rollin, tant au point de vue du travail que « de la nourriture », pour devenir externe libre ; Léon lui a trouvé « une petite chambre très tranquille à deux pas de l’École normale », donc dans le quartier délimité par la Seine, la rue Mouffetard, la rue Saint-Jacques et le Val-de-Grâce.

Une petite chambre très tranquille

On peut trouver bien des raisons possibles à ce retrait hors des murs du collège. Il fuit peut-être le cadre où on lui a annoncé la mort de sa mère. On peut supposer que les autres élèves l’empêchent de se concentrer, que les règlements, qui fixent des heures pour se coucher et se lever, ne lui laissent pas de temps pour ses occupations favorites - lire, méditer, penser - . Il se peut aussi que ces « grands » avec qui il vit - il a 14 ans quand il débarque de Pont-à-Mousson en classe de rhétorique où l’âge courant est de 16 voire 17 ans - se moquent de ce gamin très jeune, très renfermé, un peu sauvage, très intelligent, auprès duquel, sur le plan scolaire, ils pâlissent - jalousie, méchanceté, contre le chouchou du prof de maths ? - D’autant que d’après son passeport établi quelques années plus tard, il est d’un roux flamboyant, ce qui n’est jamais facile à porter, visible, terriblement visible, on est toujours l’exemplaire unique dans une classe - 2 à 6% de roux dans le monde, selon les régions, porteurs d’un gène récessif - . Il devait entendre toutes les sottises qui ont toujours couru sur les « rouquins », proches du diable, conçus pendant les règles de leur mère et donc accusés d’une sexualité folle, à la fois « sans âme » et hyper-sensibles : ce garçon était d’une discrétion extrême, toute sa vie en témoigne, il devait beaucoup souffrir dans cette collectivité, il était sûrement mieux à l’écart. Léon a dû s’en rendre compte.

Voilà donc Victor, orphelin, et soudain merveilleusement seul. Guidé par les exercices de son professeur de mathématiques, Charles Sturm, à l’abri des autres, esclave de ses contraintes choisies, une fois rentré en fin d’après midi, il peut écrire, penser, composer, développer les architectures des équations pour s’approcher d’un monde infini et abstrait, léger et austère à en mourir. Ce professeur, Charles Sturm, en 1835, a une trentaine d’années, il vient de Suisse, il a été un moment précepteur du dernier fils de Mme de Staël (qui avait été recueilli par sa soeur aînée Albertine de Broglie) et il est extrêmement savant. L’année suivant son arrivée à Paris, en 1836, il sera nommé membre de l’Académie des Sciences, mais il reste professeur à Rollin.

Charles Sturm
© Domaine public

Entre le maître et l’élève, il s’agit sans doute d’une double fascination : Victor s’est attaché avec passion à son enseignement d’une abstraction redoutable, qui lui inspirera ses futures recherches dans le monde immense des mathématiques astronomiques ; Sturm, de son côté, devant cet enfant un peu sombre, si profondément intelligent, tombé de sa province, « fut un maître digne de l’élève, il devina, sans se tromper en rien, sur les bancs de la classe , un maître futur de la Science ». [1]

On peut imaginer Victor allant acheter des petits pains et deux sous de fromage tout près de la pension Vauquer, rue Neuve-Sainte-Geneviève, celle où Balzac envoie Eugène de Rastignac étudiant en droit, vivre sa première année parisienne aux côtés d’ Horace Blanchon, étudiant en médecin, sous l’œil caressant d’un Jacques Collin prêt à séduire - ou être séduit par - ces jeunes gens (Le Père Goriot commence à paraître en feuilleton en 1835). Ils ont pu se croiser, eux et Victor, dans une vie parallèle et il aurait pu tomber amoureux de Victorine Taillefer.

Rastignac et Vautrin (J. Collin)
© Domaine public

Mais, en fait, Victor ne risque pas de les rencontrer, ce garçon ne fait que travailler, il s’enferme dans les calculs, il édifie des châteaux dans le monde imaginaire des mathématiques, comme il s’enfermait autrefois dans les contes de fées, constructions délicates, partagé entre « les capricieuses recherches et l’ambition de tout apprendre ». [2]. Dans le monde matériel, il se préoccupe de se procurer des extraits de naissance qu’il demande à son oncle Jean-Baptiste d’aller chercher à la mairie d’Argenteuil, il en a besoin pour constituer les dossiers d’examens et de concours qu’il passera en rafales.

Louis-Victor, du fond de Pont-à-Mousson, avec un égoïsme presque amusant, écrit à Léon qu’il compte bien sur lui et Victor pour pratiquer « la sagesse et l’amour du travail », non pas pour être vertueux mais « pour ne pas lui empoisonner (s)es vieux jours ». Il est horrifié par l’attentat du 28 juillet 1835, où Fieschi, Boulevard du Temple, lance une « machine infernale » sur Louis-Philippe qui vient de passer en revue la garde nationale : le roi n’est pas touché, mais il y a vingt morts et quarante blessés, Louis-Victor écrit à son frère Jean-Baptiste « l’indignation que produit ici l’horrible et épouvantable crime ». [3]

Quinze jours après l’attentat, Louis-Victor arrive à Paris, le 11 août 1835, faire quelques comptes avec son frère Jean-Baptiste, présenter« Madame Barthélémy » (Elisabeth, la belle-soeur qui vit depuis plus de trois mois chez lui). Le choléra sévit à nouveau, pas loin d’Argenteuil, il court sur les coteaux de la Seine, Suresnes, Puteaux, où une maladie infectieuse de ce type tue Vincenzo Bellini, à 33 ans et en pleine gloire, en septembre 1835. À ce moment-là, la famille de Louis-Victor est repartie en vacances à Pont-à-Mousson ou à Thiaucourt.

Paris, à nous deux !

Pour l’année scolaire 1835-1836, Léon et Victor reviennent à Paris : Léon, toujours à l’ENS, toujours en colère contre l’autorité et les règlements malgré les objurgations de son père, continue ses « pétitions » et sa licence d’histoire, pendant que Victor prépare un vrai feu d’artifice.
Il passe haut la main les épreuves de ses deux baccalauréats, sciences et mathématiques dans l’été 1836. Il vient d’avoir 16 ans. Au concours général des collèges de Paris il a obtenu le Ier prix de physique et le 2e prix de mathématiques. Cette deuxième place est une déception pour Sturm, mais elle est compensée par le Ier prix au Collège Rollin. Il passe en même temps le concours d’entrée à l’Ecole navale : il est reçu 4e. Il y renonce pour viser l’ENS.

Victor Cousin, v. 1820

Devant la foule de succès de son jeune frère, Léon se remue auprès de Victor Cousin qui s’abrite d’abord derrière « le palladium des règles » puis accepte que Victor passe en solitaire et en catimini [4], les épreuves qui sont organisées pour le concours d’entrée 1836 à l’ENS : Victor les réussit brillamment, et serait absolument susceptible d’être admis, sauf qu’il y a la limite d’âge : il a 16 ans, il faut en avoir 17. Victor Cousin est épaté par les capacités scientifiques de ce jeune garçon, il jette le palladium aux orties, il est prêt à faire une exception. Il dit à Léon : « Liés par nous mêmes, nous pouvons nous délier, votre frère entrera cette année » [5].

Mais c’est un concours, donc un nombre de places limitées : si Victor est admis, évidemment, un clou chassant l’autre, le dernier « reçu » devra sortir du lot et perdre son admission. Victor s’y oppose. Il ne veut voler personne. Il dit qu’il attendra l’année suivante, et l’hiver 36/37, il prépare le concours d’entrée de 1837 et donne des leçons pour subvenir à ses besoins. Il est seul à Paris.

Léon (« Puiseux », comme Victor le désigne de manière détachée, presque militaire, dans les lettres à son père) a quitté Paris, et va enseigner en remplacement à Brive où il est très vite en bisbille avec son proviseur. Heureusement, dès 1837, il sera muté au Collège royal de Poitiers, et cessera ses protestations, pour devenir quelques années plus tard un prof de fac d’histoire, rangé, faisant de la recherche, des articles, des ouvrages.

Victor, lui, entre Ier à l’ENS en mathématiques. Il se trouve à son tour dans les combles de Louis-le-Grand, les bâtiments de la rue d’Ulm ne sont toujours pas en projet [6].

Une discipline de fer : lever à 5 heures en toutes saisons, sortie à 1 heure le jeudi, à midi le dimanche et rentrée à 9 heures ; deux mois de vacances l’été. Victor porte l’uniforme des jeunes normaliens : habit bleu à collet retombant avec deux palmes sur chaque coin, pantalon et gilet bleu.
Il y reste 4 ans, licence, agrégation et doctorat compris, et sort en 1841, agrégé de mathématiques, et docteur en mathématiques astromiques : sa thèse, illisible pour le grand public comme tout travail de mathématiques supérieures, est fort remarquée. Il la fera éditer une dizaine d’années plus tard. [7]

Il a 21 ans. Devant lui, s’étend le monde des mathématiques et le monde tout court, qu’il connaît finalement si peu.

(À suivre)

Notes

[1J. Bertrand, « Éloge de M. Victor Puiseux, lu dans la séance publique annuelle de l’Académie des sciences du 5 mai 1884 », Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques, 2e année, tome 8, n°1(1884), pp. 227-234.

[2J. Bertrand, op. cit. p. 230.

[3Lettre du 4 août 1835.

[4Ses termes à lui sont extra tempora

[5J. Bertrand, ibid. p. 230.

[6Le 24 mars 1841, « il est ouvert au ministère des Travaux publics un crédit extraordinaire de dix neuf cent soixante et dix huit mille francs pour être appliqué aux dépenses que nécessitera la construction d’un édifice à affecter à l’École normale » (art. 1er, loi du 24-27 mars 1841, IX Bull DCCLXLVI no 9206 in Duvergier J.B. tome 41, année 1841, p. 57 collection complète des lois, décrets ordonnances règlements et avis du Conseil d’État). Le 5 avril 1841, est voté « l’acquisition d’un terrain pour l’école normale situé à Paris, rue d’Ulm » (Bull. no 9328 , in Duvergier J.B., 1841).de plus en plus nécessaire. Art. de wikipedia

[7Puiseux, Victor, Sur l’invariabilité des grands axes des orbites des planètes, thèse d’astronomie présentée à la Faculté des sciences de Paris, le 21 août 1841, par M. V. Puiseux...impr. de Bachelier (devenue Dunod), 1850.