Retour d’Iran 6 Ispahan

Mercredi 23 avril 2014, Ispahan

Sur le matin, à la lumière du jour, enfin, j’arrive à trouver l’ouverture de la porte-fenêtre du balcon. Air délicieux. Il fait gris et même, il pleut. Au moins, ça ne fait pas touriste ! J’entame le plus difficile de ce récit. Chronologiquement, il risque d’être un peu ennuyeux à faire, sans plan, sans autre ordre que celui de la proximité ou de l’éloignement des points de visites, des possibilités de marche ou de car, dans les quartiers encombrés. Barbara fait comme elle peut, au mieux de la circulation dans la ville.

 Les « sorties » hors des villes, c’est fini, on reste dans Ispahan, pendant les deux jours pleins du mercredi et du jeudi. On est assez souvent à pied, parfois en bus, il faut sans cesse estimer ce qu’on peut y laisser sur notre siège, ou pas, mon sac à dos devient lourd, je passerai mon temps à modifier son contenu, et finalement j’en mettrai de moins en moins dedans, car j’ai l’épaule gauche tirée par le poids de mes deux sacs, celui à main qui contient « mes frics » (rials et euros) et le nécessaire immédiat, en bandoulière, et l’autre, à dos, avec le bazar utile en second lieu. Tous deux à gauche. Et je commence à avoir un torticolis à force de regarder les coupoles et leurs décorations merveilleuses.

 J’ai un double travail mental à effectuer : dans le reste du voyage, je n’avais pas ou très peu d’image préalable, car Chiraz 2014 ne ressemblait en rien à la ville de 1900, soit disparue, soit si transformée (comme les mausolées des deux poètes) qu’elle en était tout autre, je devais avaler et classer ; à Ispahan, je devais avaler et classer en fonction des images préalables que je traînais depuis 70 ans. C’était fatigant, moins amusant car il y avait parfois une déception, et de toute façon, le travail consistait à ne pas me laisser justement trop envahir de mes idées préconçus et mes lectures pour ne pas gâter le présent. En somme, il fallait à la fois « préparer le fond » pour accepter les surcharges, comme quand on repeint une pièce, on lessive mais pas trop pour ne pas non plus effacer ce qui avait fait mon envie d’Iran, il fallait faire la part des 114 ans qui me séparait de Pierre Loti, ne pas jouer de la nostalgie qui ne serait pas la mienne, mais celle qu’il n’aurait pas manqué d’avoir. Être attentive aux charmes et aux réalités des petits magasins actuels, à la circulation actuelle, aux expressions des gens actuels, au fleuve actuel etc. Les chevriers et les bons vieillards fumant leur narguilé, les chaises à porteurs, le consul de Russie, le silence et la décrépitude charmante, c’est fini, une autre population les remplace, un autre temps qui mêle le développement et l’embargo, le portable et le tchador, l’Unesco et les ayatollahs.

 Je ne devais pas me laisser envahir par la fatigue qui croissait tous les jours, puisqu’on menait un train terrible depuis plus de 10 jours, ce qui risquait d’émousser l’attention (un de mes défauts dans tous les voyages).

Bref, Ispahan arrivait à sa place dans le temps du voyage et elle n’était pas des meilleures, j’avais la tête pleine à ras bord.

Ispahan. Oui, j’étais à Ispahan, je me le répétais, et, le premier matin gris, vers 6 heures, couchée dans mon lit après une mauvaise nuit, je remarquais pour la première fois dans le séjour, au plafond de ma chambre, le dessin d’une grosse flèche impérieuse et ornée qui indiquait la direction de la Mecque. Ce qui me rappelait à nouveau que nous étions arrivés dans la partie purement musulmane du voyage, ouverte la veille, et qui renouait avec le lundi précédent (Soltanieh) et quelques éléments épars du circuit.

À Ispahan, en effet, je n’ai plus eu (ou pas remarqué) beaucoup de traces achéménides ou sassanides. C’était Shah Abbas (1571-1629) le grand homme. C’est lui qui a transporté la capitale de Tabriz à Ispahan, qui a modernisé la ville. Et avant lui, il y a eu la conquête arabe, les conquêtes mongoles, le voisinage et les accrochages avec les Turcs, les bagarres dans le Caucase. Les Mongols apportaient non seulement l’Asie centrale - en ceci, ils prenaient la suite des dynasties précédentes -, mais aussi l’Inde Moghole dans leurs bagages puisqu’ils y avaient régné, compté, peint, bâti, écrit, examiné les astres, etc.

Pendant deux jours et demi, on a parcouru cette ville de plus d’un million d’habitants, dont les immeuble dépassent rarement deux ou trois étages, donc plate comme la plupart des villes iraniennes - à part Téhéran -, ce qui donne un aspect physique un peu tiers monde et démodé, toujours peu de magasins à l’occidentale, pas de grands magasins, pas de chaînes internationales genre Zara, Esprit, Carrefour, etc. ou du moins pas vues. Effets de l’embargo ? Crainte des Occidentaux à investir à cause des menaces américaines si l’on enfreint l’embargo, comme le montrer le procès actuellement fait à la BNP ?

Les boutiques sont petites et spécialisées, on ne les trouve pas pleines d’objets divers entassés comme dans les petits magasins de village ; elles sont groupées plutôt par quartiers, des rues de vêtements, des rues de chaussures, d’électronique, de télé etc., de même pour les métiers et les professions libérales, des rues d’avocats, de bureaux, de médecins, eux-mêmes souvent regroupés par spécialités, etc. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas d’exceptions, mais le groupement est frappant, plus que la dispersion. Les boutiques de luxe existent, installées sur l’immense place rectangulaire à arcades, Meidan.

Juste un mot sur Meidan, dont je reparlerai, « la place » à Ispahan, comme on a Maidan à Kiev, comme à Delhi, « la place » terme d’origine mongole : plus que les raids de Gengis Khan au XIIIe, c’est à Tamerlan (Timour), XVe, et aux dynasties timourides qui lui ont succédé, ici comme en Inde où ils fondèrent l‘empire Moghol, et comme dans le sud de la Russie, que l’on doit ce marquage de l’espace asiatique et européen : ils l’ont parcouru, nommé, animé, sans gommer les particularités, ils ont permis, comme du temps des Sassanides, et de manière plus vaste encore que les Ottomans, d’y faire circuler les choses « mentales », les gens, les talents, les techniques, les produits, les chiffres, les astres.

Énormément d’arbres, de parcs, de jardins. Ispahan est une ville très verte.

Hélas, pas de cafés visibles, pas de terrasses sympathiques, il y en a peut-être, mais bien cachées. Barbara dit toujours qu’il y a dans la montagne, autour des villes, de charmantes guinguettes, transgressives, avec de la musique. Mais sans doute pour une population branchouillée et discrète, forcément hypocrite et élitiste. Évidemment pas pour les touristes, ni pour l’Iranien de base. Les gens se promènent sans relâche dans les parcs, ou piquent niquent sur les pelouses. Les mômes jouent, par sexe, dans les jeux en plastique, dans les « ballatelles centrifuges » du Voyages de Gulliver et du Meilleur des Mondes, lectures auxquelles je ne cesse de penser , car plus je suis dans ce pays, plus j’y vois une utopie : ce lieu est séparé des autres, il est « ailleurs », le temps présent y est bizarrement rétro, le futur bloqué, une utopie incarnée et archi-réglementés et qui saute plus aux yeux en ville que dans les campagnes où les gens sont plutôt carrément chez eux, cachés, et cela peut passer alors pour un archaïsme campagnard. Nous ne sommes jamais restés dans Chiraz, ni à Téhéran, ou presque pas. À Yazd, l’espace était asiatique, exotique avant d’être utopique. Ici, nous sommes réellement dans la ville, dans l’espace public urbain, une ville où les touristes sont nombreux, mais je ne la « sens » pas proche, je ne suis pas sûre d’y être accueillie. J’y serais plutôt comme Pierre Loti à Chiraz. C’est à Ispahan que j’ai vraiment compris que les Iraniens semblent avoir la passion du caché, du privé, de l’intérieur, du secret jaloux. Les ayatollahs les y poussent encore un peu plus avec leurs lois accablantes sur les comportements obligés ou interdits en public.

Le premier contact avec Ispahan, a lieu sous le ciel gris et pluvieux, dans un jardin.

Sous de grands arbres, c’est une image, un peu indienne due à une certaine distance des bâtiments à l’égard de ses visiteurs, me semble-t-il, en grattant dans quelques vieilles impressions, une image indienne, donc, qui m’accueille ; un bassin rectangulaire précédait et réfléchissait - j’emploie réfléchir au lieu de refléter, car le premier verbe ajoute un sérieux un peu froid, il me semble -, un palais rectangulaire, dit « des Quarante Colonnes » alors que sa terrasse en a vingt, si bien que, dans l’eau, à ses pieds, vingt autres se dressent ou tremblent au fil du vent, des nuages, du soleil, des ombres et des oiseaux. Le long bassin et le palais formaient un T.

De loin le palais semblait un peu triste sous le ciel gris. Des cyprès et de grands arbres verts à feuillage retombant, auraient ombragé s’il y avait eu du soleil, et non pas ces nuages gris, ces averses et ces vagues coups de soleil entre deux nuages, « un bain qui chauffe » comme on disait autrefois. Des massifs de fleurs, des boules de neige et des roses de toutes couleurs.

Une fois arrivé sur la terrasse, tout change, s’enrichit, devient coloré et précieux : le plafond de la terrasse, ouverte à tous les vents et supportée par ses vingt colonnes minces, est entièrement tapissé de carreaux de faïence, dans des tons devenus passés, ocre, rose, bleu, faisant des ornements géométriques non symétriques, qui semblaient adoucis et indécis, alors qu’ils sont très réguliers. La répartition des couleurs est d’une travail incroyable.

Dans le palais, des surprises extraordinaires. D’abord, la première salle, entièrement voûtée et découpée en milles alvéoles, tapissée de miroirs, ça et là, des fenêtres fermées par des volets intérieurs en bois, soulignées de bleu intense, et l’ensemble est étincelant, on croirait entrer et nager dans les rivières d’escarboucles des contes de fées. On n’en est pas remis, qu’on entre dans la salle suivante, qui servait de salle du trône, je crois : les murs sont ornés de grandes peintures murales (sous plafond, il y a bien 10 mètre), avec des fenêtres découpées assez haut, sur les petits côtés, carrément dans les peintures ; on y voit des scènes de fêtes princières, danses et banquets, ou des scènes de guerre, ou de chasse, les divertissements des grands en somme : roses, rouges bleus, turquoise, noir, blanc, ors, sont les teintes et la facture qu’on voit d’habitude sur des miniatures : elles ressemblaient à celles que j’avais vues au musée de Delhi ou aux fameuses « miniatures persanes », mais au format d’un palais. Ni les tons, ni la grâce délicate, ni l’ordonnance générale, ne sont racontables. C’est du charme à l’état temporel, diffus, suspendu, cristallisé. J’allais, je venais, je reculais, j’avançais, je reconnaissais le génie de Pierre Loti, décrivant ces « tableaux, d’un fini de miniature, [qui] se succèdent en série au-dessus des corniches, représentant des scènes de fête ou de guerre ; on y voit d’anciens chahs trop jolis, aux longs yeux frangés de cils, aux longues barbes de soie noire, le corps gainé dans des brocarts d’or et des entrelacs de pierreries. »

J’ai pris des tas de photos imprenables - reflets, nombreux visiteurs et admirateurs qui passent devant l’objectif, photographes qui font péter des flashes pourtant défendus, coups de soleil venant des fenêtres latérales -, mais quel plaisir d’essayer de prendre cette beauté datant du XVIIe ou XVIII siècle, tout en sachant qu’elle était imprenable, bien sûr, et que c’est pour cette raison même qu’il faut y venir, car aucune reproduction, même belle, soignée et grand format, ne peuvent donner cette fraîcheur, cette grâce, et cette impression d’être soi-même pris dans les pages de ce livre immense avec « les shahs trop jolis ».

Les grandes scènes qui divisaient l’espace en quatre sur chacun des grands côtés, étaient bordées, en dessous, par une quantité de scènes peintes, plus petites, avec des scènes de cour, dans un style moins détaille et précieux que celui des grandes compositions qui les surplombent, elles sont travaillées en taches de coloris bien cernés, presque modernes, parfois incomplètes, comme si un Cézanne très précoce était passé par là. Ou Gauguin.

Toutes ces peintures ont été retapées vers 1870, par Nasseredin Shah, un des shahs Qadjar, cette dynastie dont Barbara avait parlé à Téhéran, notamment au Musée du Tapis, qui aime tant les autres siècles et qui les recopie ou les restaure avec grâce. Le gouverneur, nommé par ce souverain amateur d’art au règne exceptionnellement long (1840-1896) qui avait en charge la ville et les travaux, dans les années 1870, était surnommé l’Ombre du roi. Le roi lui-même, Nasseredin Shah, un mince personnage au museau pointu, aux yeux perçants et à la barbe très noire, a son portrait en France, accroché dans la Galerie du Temps au Louvre-Lens, je l’y avais vu plusieurs fois, mais sur place je n’ai pas fait le lien avec Ispahan. Je n’apprendrai cela qu’à mon retour à Paris, où tout d’un coup j’ai mieux compris, pourquoi les petites scènes avaient quelques chose de Cézanne ou Gauguin. Les peintres qui travaillaient pour le souverain Qadjar étaient sans doute dans l’influence sous jacente de leur propre temps.

Le Palais aux Quarante colonnes sera, je crois, mon plus grand coup de cœur à Ispahan, avec le Palais Ali Qapu le lendemain sur Meidan. Et je n’ai pas parlé des petites statues de pierre dure et grise qui ornent les pieds des colonnes, ou qui subsistent sur la terrasse, isolées, enfermées dans des prisons de verre qui les protègent désormais des intempéries. Elles ont un air tout charmant, un peu incongru et sont antiques. Sassanides aussi bien .

Encore que ce soit toujours difficile à dire, ce genre de choses.

Brusque changement de ton et de siècle : on se rend en car dans un quartier que Pierre Loti dépeint en arrivant et où il refuse d’habiter, car il est réservé aux étrangers chrétiens, dit-il : c’est le quartier de Djoulfa devenu par la politique autoritaire de Shah Abbas, un quartier arménien. En 1900, il était devenu un quartier pauvre et ruiné, après avoir été opulent et riche, en raison de l’artisanat arménien. A présent, il est plutôt cossu et attire les touristes, venus admirer la cathédrale arménienne Saint-Sauveur. On y entre, et c’est la stupéfaction, les murs de cette grande église en plan à croix grecque, il me semble, sont couverts, mais alors jusqu’à la folie, de peintures, représentant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testaments. Ce ne sont pas de très belles peintures, elles ne sont pas très bien composées, mais c’est un monde incroyable qui s’y trouve, par grappes, saints, prophètes, rois, humains, damnés, martyrs, anges, démons, Adam et Eve, animaux, maisons, Croix et Golgotha, une débauche de couleurs, de corps, de positions : les Iraniens viennent regarder ça en groupe ou en famille, ou en couples, ébahis de voir tant de corps nus, des tripes extirpées par des diables, Ève sous un pommier, ils se poussent du coude, tout gênés, devant des scènes qu’ils considèrent comme carrément porno, tant leur pudeur est profonde et accablante.

Sur ce plan, les Iraniens sont à un autre âge, et je pense que les ayatollahs actuels ne sont pas seuls en cause, mais s’appuient sur une culture musulmane épaisse, de la non-représentation des corps. Dans les bas-reliefs sassanides si magnifiques, on ne montrait pas de gens nus, mais enfin, on voyait des bras, des jambes, des pieds, des visages. Nous, chrétiens, depuis toujours, nous avons notre dieu à poil sous les yeux, au mieux un petit linge là où il « faut », cachant la douceur du sexe de cet homme, sur un crucifix, ou venant d’en être décroché ; je ne sais pas si ça nous aide à nous en débrouiller, mais au moins, nous ne ricanons pas en nous poussant du coude avec un air gêné en voyant l’enfant Jésus nu dans sa crèche, et devenu, adulte, nu sur sa croix, ou un damné nu pourchassé par des diables qui lui enfoncent un pieu entre les fesses.
Notre dieu, volontiers nu, est fragile. Humain. Aimable. Les mystiques en rêvent ainsi. Ça me fait penser à la représentation de Macbeth que j’ai vue un jour à Bobigny, où tous les acteurs jouaient nus, accentuant par leur nudité la fragilité et le danger qui guettent les acteurs et les personnages qu’ils incarnent dans cette tragédie de tous les dangers.

Un musée, ouvert à côté de Saint-Sauveur, contient pas mal d’objets cultuels arméniens, vases, calices, presse de bois à imprimer, et une collection de Bibles manuscrites superbes, enluminées, avec leurs lettrines colorées et dorées. On voit aussi des meubles, des portraits, témoins de l’active collaboration, parfois forcée, entre l’Arménie et la Perse, si vivante déjà du temps des Sassanides, et, comme Brigitte me le faisait remarquer, témoins du rôle commun de « passeur » et diffuseur d’influence entre le haut plateau iranien et le Caucase, « sas » entre l’Asie et l’Europe, indispensables espaces de notre culture.

Le déjeuner : il a été excellent et élégant, dans un très bon et beau restaurant en étages. Le deuxième repas vraiment excellent après Yazd, le choix en moins, car c’était un menu, pas un buffet. C’est peut-être là qu’on a mangé du poulet à la grenade. C’était en tout cas un moment esthétique pour l’œil dans une très grande salle à manger, très décorée, beaucoup de fleurs, - pleine d’Iraniens qui mangeaient en famille, ou en déjeuner d’affaire, - très agréable aussi pour la bouche et le palais. Sans compter des toilettes agréables, l’une avait même un siège, ouf, quel confort, comme ça, dans la journée, d’habitude, il faut attendre l’hôtel pour échapper à l’implacable mode turque !

Le restaurant n’était pas loin de la boutique des tapis. On est assis, tous, dans cet entrepôt où les marchands de tapis, deux jeunes, et un vieux qui doit être le patron, illustrent avec un brio et une habileté confondante leur art de montrer et persuader. Je regarde, ils sont comme des magiciens. Les tapis superbes se déroulent, sont jetés, comme liquides et doux, avec grâce, autour de nous ; les magnifiques tapis de soie ou de laine ornent les murs, on sert le thé, une fois, deux fois, trois fois, le charme des couleurs vives ou douces opère, matériaux laineux ou soyeux, scènes ponctuées par les applaudissements quand une vente est conclue, plusieurs personnes du groupe achètent. Moi, je me repose, dans ces couleurs et ces dessins séculaires, je pense aux tapis que Pierre Loti achetait dès le premier soir pour orner sa maison en arrivant à Chiraz ou Ispahan, dehors, il pleut toujours sans doute, mais nous ne le voyons ni ne l’entendons dans ce très grand entrepôt étrangement douillet, feutré, et dont le jour est zénithal. Au fond, une sorte de tente carrée en tapis : ce sont les toilettes. Trop joli. On se croirait dans un décor de steppe en Mongolie, au théâtre. L’Inde du XVIe/XVIIe et les Mongols sont là.

Quand on en sort, c’est comme d’une sieste. Il pleut toujours, mais bientôt, cela va s’arrêter.

On passe par l’hôtel Abbassi, magnifique construction de luxe dans un palais, dont on ne verra pas l’immensité incroyable, il est fait un peu comme la Grande Place, on n’en verra pas les jardins réguliers : la partie réception, refaite dans les années 50 par André Godard, cet architecte français qui a beaucoup travaillé en Iran du temps des Pahlavi (celui qui a fait le Temple du Feu à Yazd), avec un grand escalier harmonieux, beaucoup de lumières, de tapis et de fauteuils profonds. Un vague air de la Mamounia. En plus grand.

Beaucoup d’encombrements en roulant dans les rues d’Ispahan. C’est bien, ça promène, on voit les gens, les sorties de bureau, les nanas en tenue d’oiseaux noirs, quelques jeunes personnes qui essaient de transgresser, avec des vestes un peu cintrées, au genou, et des pantalons un peu plus étroits, mais enfin, ce n’est pas encore la grande folie, tout au plus ont-elles au moins des silhouettes, à défaut de formes, et leur foulard sont toujours posés sur les faux crins en hauteur, qui donnent des allures de hennin.

Mosquée : celle qu’on appelle « la grande mosquée », la « vieille mosquée », ses beautés anciennes et superposées, dix siècles empilés, constitue un arbre généalogique des genres et des styles. Elle a été construite sur l’emplacement d’un Temple du Feu sassanide, et dans ses parties anciennes et ses fondations, elle est extraordinairement dépouillée, briques crues, reliefs en creux ou en bosse, petits coups de poinçons réguliers, petits X dans de petits carrés, voûtes basses, le « style roman » des mosquées, seldjoukide au plus tard, déjà vu, tout simple, beige rosé. Des « nids d’abeille » et des « stalactites » nues, de même terre beige rosé, et, dans les trompes d’angle, des multiples petites coupoles. Ceci pour la partie inférieure. (A moins que je sois en train de décrire en même temps, un mausolée voisin qu’on a dû visiter dans le même coin. Impossible de démêler cela, j’en voyais trop).
Dans la grande cour de la mosquée, le plan est parfait, les quatre iwans, assez peu décorés, merveille de proportions, les minarets minces et équilibrés (ils ne sont pas fous comme à Yazd), et pas de touristes.

On est seuls, on peut prendre des photos tranquillement pour se faire plein de pense-bêtes, et, dans les arcs des niches des étages, il y a l’aspect discret et caressant des bandeaux de décor bleus assez pâles, en carreaux de céramique vernissée, dans divers bleu ou à dessin, et des mosaïques, semis de fleurs stylisées en formes géométriques, abstraites, bleu blanc noir, brun gris vert et blanc, ou bleu blanc jaune : tout commence à se faire doux, brillant, mais encore retenu, XIIIe et XIVe siècles, avant l’arrivée des Timourides, car bientôt à Samarkand éclateront les décors du Registan. Tous les tons et les matériaux boivent et rediffusent la lumière revenue dans le ciel. Des tapis vert pâle et épais, très doux. Des tapis rouge foncé avec décors, des tapis de toutes sortes. Modèles et styles, décors conventionnels, que le marchand de tapis saurait qualifier immédiatement, et où bien sûr on ne marche pas Ou bien on se déchausse pour aller admirer les mihrab et les fonds des salles de prédication. J’ai beaucoup aimé cette « vieille mosquée ». Dans la cour, un joli bassin à fond bleu.

Le ciel était carrément redevenu bleu, il ferait beau demain, l’air était très doux. La pluie avait tout rafraîchi et joué le rôle des arroseuses municipales, lustrant les couleurs, abattant la poussière.

Un petit tour au bazar nous attendait. Là encore, bien tard, je ne suis pas sensible à l’architecture, car il faudrait lever la tête vers les arcs en brique et de plus, on passe dans un coin sans intérêt. On n’a rien vu des grands quartiers célèbres, cuivre, cuirs, tissus, coffres, on passait dans le quartier des couvre-chefs.

On a traîné à la queue leu leu dans les allées, les mannequins étaient très bizarres, avec des têtes découpée en biais, et des allures à moitié occidentales qui m’ont rappelé qu’en Chine, les mannequins étaient souvent des reventes de vieux mannequins russes, blonds aux yeux glacés. Tout ce chemin pour arriver aux épices et aux pistaches, on en goûte, je les trouve inintéressantes, je verrai dimanche prochain au Marché Blanqui. Par contre, j’achète des épines-vinettes, inconnues en France, je crois, mais pas chez le marchand qui a les faveurs de K.

Après, je n’ai plus rien capté, je me rappelle seulement qu’on a repris le car, à nouveau, on a bouchonné dans les rues de « spécialités » de commerce, petites boutiques, petits trottoirs plantés de beaux arbres, petites enseignes avec de jolies écritures arabes colorées en néon, on aurait dit l’exposition sur les néons dans l’art, qui avait eu lieu à la Maison Rouge près de la Bastille il y a deux ou trois ans

Pour finir, on est allés dîner près de notre hôtel, à pied, il y avait un grand magasin en rez-de-chaussée en léger contre bas, plein de clinquant, et de fringues sans doute chinoises, genre H et M, les nanas les plus jeunes ou les moins fatiguées du groupe ont dû y aller en sortant du restaurant buffet où on a dîné : il y avait encore du dessert et de la crème renversée, j’avais pris du poisson et des petits morceaux de poulet grillé, du riz, bien sûr. Et aussi de la « jelly ». Ça me rappelait le Mexique des années 50, où on en mangeait en quantité. La veille j’en avais mangé de la rouge foncée, à la cerise, assez bonne. Ce soir, je goûte celle à la pomme, vert vif, mais elle est infecte.

Jeudi 24 avril 2014, Ispahan

Impensable de croire qu’après-demain, on sera pratiquement à Roissy. Nous partons de l’hôtel à pied, le long de la rive de la rivière Zayander, pour marcher entre les deux ponts à étages de Shah Abbas, le premier, près de notre hôtel, qui est le pont Allahverdi ou Si-o-se Pol, et le pont Khaju, un autre pont à étages, qui réglait le débit du fleuve, une sorte de pont-barrage, à peine postérieur au précédent, il sert aussi de promenade. Le lit du fleuve, jonché de galets et d’herbes comme un mauvais et vaste pré caillouteux, est bordé d’un joli jardin public continu, arbres et massifs de buis taillés, pelouses vertes, nous avançons, certains parlent par petits groupes, je marche le plus solitaire possible, soucieuse de ne pas gaspiller mon souffle en parlant, bien que ce soit complètement plat, je me ménage. C’est une façon de voir des Iraniens, pressés, se rendant au boulot, costume cravate - ce sont les beaux quartiers -, ou femmes en noir, tchador ou costume noir un peu plus seyant (toutes proportions gardées) ; le but de la promenade, hygiénique, qui serait magnifique s’il y avait de l’eau dans la rivière, est aussi d’aller cueillir le bus sur l’autre rive, où il y a un parking. Le bus, on le verra peu aujourd’hui, il vient juste nous ramasser pour nous conduire à la place Meidan, pas encore vue, et où nous passerons la journée. Le chauffeur est toujours aussi souriant et gentil, avec un pareil voyage dans les pattes, je le trouve héroïque.

Tout cela est très beau, on marche une demi-heure le long de la rive et on traverse ce très large pont. Magnifique exemple d’architecture civile et technique, avec ses mini-barrages filtrants et ajustables en fonction du niveau, qui se trouveraient au ras de l’eau s’il y en avait, mais aujourd’hui, et malgré l’orage de la veille, pas une goutte, le fleuve est un fleuve d’herbes et de pierres. On marche dans le soleil, l’orage n’est qu’un souvenir bien effacé, il fait chaud, alors qu’il n’est que neuf heures lorsque nous arrivons de l’autre côté du pont Khaju.

On y a fait quelques arrêts, Barbara a dû raconter le système de barrage, ou des choses sur la journée à venir, mais à Ispahan, je ne l’écoute pas vraiment, j’ai l’impression fallacieuse d’être un peu chez moi, j’essaie de pomper par mes yeux. Les arches sont soulignées par des céramiques bleues et blanches assez pâles et discrètes. Sous certaines d’entre elles, des sans-logis dorment, ce sont les premiers qu’on voit, et on n’en a jamais entendu parler.

Un petit pavillon central, octogonal, ravissant, permettait au shah de profiter du point de vue, et d’autres pavillons, dans les angles, servaient aux techniciens pour surveiller le fleuve et le barrage. Il a été restauré sous les Qadjar, comme le Palais aux Quarante colonnes, en 1873. Quelques boutiques dont une belle librairie d’art sont installées dans les dernières arches. On y entre, en attendant de retrouver le bus. Il y a de beaux livres de photos, mais je recule devant l’idée de les traîner toute la journée dans mon sac à dos. Je n’achète rien. A l’arrivée sur l’autre rive, des drapeaux, vert, rouge et blanc en nombre, s’agitent dans le vent, des militaires stationnent dessous, en treillis, parmi de gros buissons de roses rouges.

Un coup de bus, et on est assez vite près de la place, que nous gagnons à pied, on y passera la journée. « La Place », immense, est « une des plus grandes du monde », disent les guides : 508 mètres de long sur 160 de large. Impressionnante dans sa conception, sa symétrie, frappante par sa régularité et sa majesté, chef d’œuvre « classique » en somme, on trouve au sud la Mosquée dite du Shah, jusqu’à la Révolution de 1978 ; à l’est, la Mosquée du Sheik Lotfollah, et à l’ouest, le palais Ali Qapu, carrément surélevé sur une très haute terrasse, comme certains palais indiens, en ce moment à demi caché et dissimulé par les perspectives des échafaudages qui permettent d’assurer sa réfection. Au nord, enfin, l’entrée du Bazar.

Dépeindre cela ? C’est impossible, surtout si on a le cerveau farci des merveilleuses descriptions de Loti lui-même ébloui par ces trois sublimes édifices, deux religieux, un civil, mais tout cela grouille de touristes, iraniens, italiens, français, allemands, et même afghans, la religion n’est guère dans ces murs, il n’y a qu’une beauté multipliée, démultipliée, divisée, étourdissante.

« D’abord, au fond là-bas, dans un recul majestueux et au centre de tout, c’est la mosquée Impériale entièrement en bleu lapis et bleu turquoise, ses dômes, ses portiques, ses ogives démesurées, ses quatre minarets qui pointent dans l’air comme des fuseaux géants. Au milieu de la face de droite, c’est le palais du grand empereur, le palais du Chah-Abbas, dont la svelte colonnade, en vieux style d’Assyrie, surélevée par une sorte de piédestal de trente pieds de haut, se découpe dans le vide comme une chose aérienne et légère. Sur la face où nous sommes, ce sont les minarets et les coupoles d’émail jaune de l’antique mosquée du Vendredi, l’une des plus vieilles et des plus saintes de l’Iran. »

« … le long des côtés de cette place grandiose, dans des conduits de marbre blanc, courent de clairs ruisseaux, amenés de très loin, qui entretiennent une double allée d’arbres et de buissons de roses. Et là, sous des tendelets, quantité d’indolents rêveurs fument des kalyans et prennent du thé ; les uns accroupis sur le sol, d’autres assis sur des banquettes, qu’ils ont mises en travers, par-dessus le ruisseau pour mieux sentir la fraîcheur du petit flot qui passe. Des centaines de gens et de bêtes de toutes sortes circulent sur cette place, sans arriver à la remplir tant elle est grande ; le centre demeure toujours une quasi-solitude, inondée de lumière. De beaux cavaliers y paradent au galop,—ce galop persan, très ramassé, qui donne au cou du cheval la courbure d’un cou de cygne. Des groupes d’hommes en turban sortent des mosquées après l’office du matin, apparaissent d’abord dans l’ombre des grands portiques follement bleus, et puis se dispersent au soleil. Des chameaux processionnent avec lenteur ; des théories de petits ânes trottinent, chargés de volumineux fardeaux. Des dames-fantômes se promènent, sur leurs ânesses blanches, qui ont des houssines tout à fait pompeuses, en velours brodé et frangé d’or. Cependant, combien seraient pitoyables cette animation, ces costumes d’aujourd’hui, auprès de ce que l’on devait voir ici même, lorsque régnait le grand empereur, et que le faubourg de Djoulfa regorgeait de richesses ! En ce temps-là, tout l’or de l’Asie affluait à Ispahan ; les palais d’émail y poussaient aussi vite que l’herbe de mai ; et les robes de brocart, les robes lamées se portaient couramment dans la rue, ainsi que les aigrettes de pierreries. Quand on y regarde mieux, quel délabrement dans tous ces édifices, qui, au premier aspect, jouent encore la splendeur ! Là-haut, cette belle colonnade aérienne de Chah-Abbas est toute déjetée, sous la toiture qui commence de crouler. Du côté où soufflent les vents d’hiver, tous les minarets des mosquées, tous les dômes sont à moitié dépouillés de leurs patientes mosaïques de faïence et semblent rongés d’une lèpre grise ; avec l’incurie orientale, les Persans laissent la destruction s’accomplir ; et d’ailleurs tout cela, de nos jours, serait irréparable : on n’a plus le temps ni l’argent qu’il faudrait, et le secret de ces bleus merveilleux est depuis longues années perdu. Donc, on ne répare rien, et cette place unique au monde, qui a déjà plus de trois cents ans, ne verra certainement pas finir le siècle où nous venons d’entrer. »
Merci à Pierre Loti (Vers Ispahan, Calmann Lévy, 83e ed. sd. p.204 sq)

La Place, version 2014 : à présent, depuis que l’Unesco l’a classée , elle ne croule plus, les prédictions pessimistes de Pierre Loti ne se sont pas réalisées mais ses descriptions ensorcelantes ont momentanément du plomb dans l’aile ; elle est à la fois plus froide et plus touristique, des chevaux attelés à quelques voitures découvertes attendent les touristes. Il y encore quelques pelouses bordées de fleurs. J’ai lu quelque part que ce sont ces jardins géométriques sur la place qui lui ont valu le nom de Meidan : ce serait le sens même de ce mot mongol, un espace public géométrisé par des jardins, mais, surtout, elle est totalement coupée et enlaidie par de nombreux édifices temporaires, (Unesco oblige), chantiers, palissades, et gradins pour des spectacles. Sans compter les groupes hideusement fagotés de touristes étrangers qui la parcourent. Bref, elle est momentanément gâchée, mais son immensité, sa majesté et son ordonnance classique, réapparaissent, avec un petit effort, lentement, sous le regard qui efface les scories présentes. Ses couleurs - le beige rosé et le blanc des arcades élevées sur deux étages (beige rosé au-dehors, blanc à l’intérieur), l’encadrement des mosaïques, les bleus, turquoise et jade, éblouissants, des mosquées – éclatent sous le soleil. Plein la vue. Mais, je répète, avec un peu de travail.

Nous visiterons le tout. Nous déjeunerons non loin, dans une des rues qui longent la place, en arrière des arches, à l’Ouest. Une journée entière dans l’art safavide à regarder les coupoles, les iwans, les mihrab, les tapis, les dédales coudés des entrées des cours.

Le soleil tape, je me rappelle que Loti (p. 208) parle de la chaleur désertique de la place, en son centre. Je reprends intégralement sa description de la Mosquée du Shah (qu’il appelle « la mosquée Impériale », et à présent dite de l’Imam Khomeiny)

« Rasant les bords de la place, pour éviter le petit Sahara du centre, longeant les alignements sans fin des grandes arcades murées, que je m’approche au moins de la mosquée Impériale, dont la porte gigantesque, tout là-bas, m’attire comme l’entrée magique d’un gouffre bleu ! À mesure que nous avançons, les minarets et le dôme du sanctuaire profond -toutes choses qui sont plus loin, derrière le parvis, dans une zone sacrée et défendue -, ont l’air de s’affaisser pour disparaître, tandis que monte toujours davantage cet arceau du porche, cette ogive aux dimensions d’arc triomphal, dans son carré de mur tout chamarré de faïences à reflets changeants. Lorsqu’on arrive sous ce porche immense, on voit comme une cascade de stalactites bleues, qui tombe du haut des cintres ; elle se partage en gerbes régulières, et puis en myriades symétriques de gouttelettes, pour glisser le long des murailles intérieures, qui sont merveilleusement brodées d’émaux bleus, verts, jaunes et blancs. Ces broderies d’un éclat éternel représentent des branches de fleurs, enlacées à de fines inscriptions religieuses blanches, par-dessus des fouillis d’arabesques en toutes les nuances de turquoise. Les cascades, les traînées de stalactites ou d’alvéoles, descendues de la voûte, coulent et s’allongent jusqu’à des colonnettes, sur quoi elles finissent par reposer, formant ainsi des séries de petits arceaux, dentelés délicieusement, qui s’encadrent, avec leurs harmonieuses complications, sous le gigantesque arceau principal. L’ensemble de cela, qui est indescriptible d’enchevêtrement et de magnificence, dans des couleurs de pierreries, produit une impression d’unité et de calme, en même temps qu’on se sent enveloppé là de fraîche pénombre. Et, au fond de ce péristyle, s’ouvre la porte impénétrable pour les chrétiens, la porte du saint lieu, qui est large et haute, mais que l’on dirait petite, tant sont écrasantes les proportions de l’ogive d’entrée ; elle plonge dans des parois épaisses, revêtues d’émail couleur lapis ; elle a l’air de s’enfoncer dans le royaume du bleu absolu et suprême. »

Je ne saurais dire pas mieux. Sauf que maintenant, je peux aller plus loin que Pierre Loti, bien plus loin, jusqu’au cœur de la mosquée, tourisme et Unesco obligent (je pense que c’est fermé au public le vendredi) ; on emprunte le passage coudé et on débouche dans la cour intérieure et les quatre iwans, aux murs et voûtes ornés à en mourir, et on regarde, on marche la tête à l’envers, et les bleus, les turquoise, les brillances, se perpétuent encore plus au fond. Tout devient anecdotique et sans intérêt à côté de cette beauté inimaginable des formes et des couleurs.

Un incroyable calme se dégage de cette multitude de tons et de formes régulières. Il faut y aller. Et se rappeler qu’on a vu cela, en effet, tout magnifique, bien rafraîchi, intensifié, lavé, et par l’Unesco depuis 20 ans et par la pluie d’hier. Je repense au tâtonnement des premières trompes d’angle à Firuzabad, des premiers iwans à Bishapour, de la mosquée sévère de Na’in, qui aboutissent à cela. Incroyable humanité.

Je ne sais pas comment je pouvais encore capter les choses, ça devenait de l’imprégnation, j’étais devenue un buvard et l’encre bleue entrait, se répandait, tapissait, sans détails, avec toutefois, de temps un temps, l’éclair d’un carrelage de couleur jade fulgurant, les tapis de prière vert d’eau déroulés veloutés comme jamais, une salle voûtée avec un plafond sans bleu, mais des bruns doux et du rose une peu fané, des croisillons bleu foncé, des fleurs stylisées, des écritures, couvraient les ogives démultipliées et les trompes d’angle, devenues huit, seize, tombaient dans ma tête comme du foin dans un grenier. J’emmagasinais, je sais que je tiens ça en moi.

Le déjeuner a lieu dans un restaurant à peu près vide, il est près de deux heures et nous formons la tête de la deuxième vague des touristes. Je remarquais que, depuis Yazd, je n’avais pas trop faim, la fatigue (que d’heures debout à piétiner) et la vue me nourrissaient. Mon torticolis s’aggravait sans que je cesse pour autant de regarder en l’air.

Un repos dans un atelier où un graveur faisait, sur de l’os, de petits paysages minuscules, ce que Barbara appelait, contre l’idée que je m’en fais, des « miniatures », paysages, héros, etc. Il y avait des sièges et des pistaches à grignoter. Certaines personnes du groupe s’y sont intéressées, sont montées en voir à l’étage au-dessus pour mieux choisir, en ont acheté, toutes activités qui procuraient un repos bienfaisant à ceux que ne les faisaient pas.

On repartait sur la Place, qui cuisait sous le soleil, et les arcades rosées devenaient, à l’aplomb de la mi-journée, des sorts de refuges d’ombre claire, avec leur fond très blanc. On est monté à l’assaut du Palais d’Ali Qapu, une chose aussi que Pierre Loti n’a pas faite, car le Palais, de son temps, était encore occupé par un shah Qadjar. C’est un palais très agréable et particulièrement bien conçu pour les réceptions. L’histoire de la construction s’étale sur plusieurs siècles ; il est commencé (peut-être sur un emplacement déjà occupé par une construction royale plus ancienne et disparue, sans doute timouride, si j’en crois la fiche de l’Unesco) par Shah Abbas, mais la terrasse - « le talar » - qui forme, quand on la regarde d’en bas, comme le premier niveau du Palais, a été bâtie après sa mort, et daterait de 1644. Sous ses hautes et fines colonnes décorées de miroirs, elle constitue par rapport aux salles latérales des étages intermédiaires, le troisième étage ; c’est de là que les successeurs de Shah Abbas, assistaient commodément aux spectacles (danses, combats d’animaux) qu’ils faisaient donner sur la Place, pour les ambassadeurs ou les princes étrangers. Le Palais, compliqué, a sept étage : on fait monter les touristes au premier, par d’énormes marches de pierre dans les tours d’angle, que seuls devaient utiliser les serviteurs [1], en relatif colimaçon, (relatif, car géant) qui me scient les pattes, mais peu importe, je suis mille fois payée, et d’ailleurs, les autres étages ont des escaliers « carrés » si je puis dire, qui se montent aisément par des marches de bois dont la contremarche est ornée de céramique ravissante, décorée, des fleurs dans les jaunes, ainsi que les panneaux, sur les murs.

Si bien que chaque pas est un plaisir pour les yeux.

À vrai dire, il faudrait carrément séjourner là, pour en profiter sur vingt- quatre heures au moins. L’air passe un peu partout, je ne sais pas très bien comme tout cela peut se vivre en hiver, mais en avril, c’est parfait, la brise, la lumière, les teintes délicates, « Ispahan, la moitié du monde », « Ispahan, le paradis du monde », les vieux surnoms de la ville du temps de Shah Abbas reviennent en mémoire, alors que je suis accoudée à la terrasse, en oubliant même la laideur des constructions temporaires des travaux de l’Unesco, devant les deux mosquées, flamboyantes de bleu et de lumière, en face et à droite, et la course infinie des deux étages d’arcades de la Place.

Je photographiais en vain, c’est imprenable, juste quelques pense-bête. On continuait à monter, parmi les beautés variées de salles des autres étages, les peintures pâles, discrètes, des marrons glacés, des gris doux, des roses pâle, des rouges foncés éteints, les boiseries ajourées, les voûtes claires à alvéoles, et le petit salon de musique du 6e étage

aux alvéoles de bois compliquées,

aux fonctions décoratives et acoustiques, les marqueteries de bois aux teintes chaudes, les peintures et/ou faïence des plafonds, claires et discrète, rose et ocre pâle sur des fonds blancs, les motifs floraux ou animaux, restaurés une première fois au XVIIIe siècle par le dernier souverain safavide, juste avant d’être esquintés par les Afghans qui se sont emparés du pouvoir pendant une quinzaine d’années entre 1736 et 1750 : Nadir Shah, juste avant les Zand, ravage les territoires qu’il a fraîchement et brutalement conquis, il détruit mille belles constructions et jardins à Ispahan et il ruine les autres, de l’Arménie jusqu’à Delhi.
Ispahan est restaurée à nouveau par les Qadjar et enfin, maintenant par la Bienheureuse Unesco.

Il a bien fallu redescendre : maintenant cap sur la mosquée Lotfallah, qui se trouve juste en face, son grand porche « de tous les bleus », sans minaret, et son gros dôme à reflets jaunes, car la faïence qui le couvre est selon les yeux de Pierre Loti, « habillée de jaune d’or que relève un peu de vert et un peu de noir » et pour moi, un mélange infini de dessins bleus, noirs et jaunes, mais comment le voir, il est à 50 mètre du sol. Il faudrait être un oiseau.

En réalité, c’est Loti qui a raison, le fond est jaune. Ce n’est pas à proprement parler une mosquée, car elle était un sanctuaire réservé aux seuls souverains. Elle n’a donc pas le plan classique, pas de cour. Pas de minaret. Après le portail d’entrée, merveilleux iwan ouvragé et fou, dans tous les bleus du monde, et un passage coudé, ruse d’architecte qui permet au sanctuaire lui-même de prendre l’orientation de la Mecque, sans déranger l’ordonnancement de la Grande Place (tout comme la mosquée du Shah), on entre dans le grand sanctuaire.

Dedans, il fait très sombre, quelques touristes, écrasés par la beauté de la coupole, sont couchés par terre pour mieux photographier. Je suis noyée par tant de beauté, de richesse, de propositions décoratives et ornementales. Je prends des photos n’importe comment, des petits bouts, des détails, des fragments bleu foncé d’écriture immense et décorative, des colonnes torsadées de céramique bleu turquoise,

percées de petits canaux d’aération, des panneaux compliqués de mosaïques bleues « la reine de tous les bleus » dirait Pierre Loti, disposés en motifs qui « jouent », en fait, un peu comme de l’art cinétique, composant des carrés, des losanges, des croix de Saint-André, des cercles, selon qu’on les regarde plus ou moins longtemps, en inclinant plus ou moins la tête, pour « isoler » telle ou telle combinaison de forme ou de couleur ou la fondre avec une autre.

On passe un grand moment, debout, dans cette fraîcheur, pénétrés, par la beauté indicible des couleurs et des matériaux, des lumières qui tournent au fil du jour, des jeux de forme, sans compter tout ce qui nous échappe. Le sol est en carreaux verts.

Je crois que les jambes commencent à me rentrer dans le corps.

Finalement, depuis les Achéménides et même avant, dès Suse et la grande ziggourat, je suis largement dépassée, et à chaque fois, je dois accepter de perdre la direction de la saisie des choses, et, à la place, soit de me jeter dedans, non pour me dissoudre, mais pour me laisser porter par la beauté et la force de ces choses ; soit de devenir simple buvard. Osciller entre ces deux attitudes.

Le soleil descend un peu. 17 heures à peu près.

On se traîne à présent vers le côté Nord, près de l’entrée du Bazar, chez un autre artisan, cette fois un marchand de tissus peints au tampon. Une tasse de thé, des chaises, des déballages de beaux tissus de coton. Je suis stupidement fatiguée, car je parcours en esprit mon appartement pour savoir où je pourrais placer une des grandes pièces de tissus aux petits dessins réguliers, sans bien le voir. Du coup, je n’ai rien acheté alors que j’en aurais eu mille usages. Tant pis. Ça dure pourtant longtemps, cette visite. J’aurais dû me secouer et renouveler deux de mes divans.

Par contre, une heure plus tard, au bazar où j’échoue sans aucune intention d’achat, dans un magasin de bagues d’onyx et de turquoises, avec Christian et Mimi veulent en acheter pour leurs filles, je VOIS immédiatement, comme si elle me faisait signe de toute éternité, une bague d’argent, ovale, une monture très simple, avec une turquoise, où se dessine une minuscule virgule bleu foncé, que j’achète séance tenante. Elle est devenue la preuve que mon voyage à Ispahan n’est pas un rêve. Je ne la quitte plus.

On dîne à l’hôtel, pour une fois, on y est vers 8 heures, c’est un buffet, servi dans le jardin. Dernière crème renversée, décidément liée à Ispahan. Dernière nuit à 1 500 mètres, demain, on dormira (?) dans l’avion et dans deux jours, je serai dans mon lit.

Vendredi 25 avril 2014, Ispahan

La matinée se passe encore à Ispahan. En bus, nous faisons un grand tour tout autour puis à l’intérieur de la ville, voici encore les rues et les petits magasins, les grands arbres, les beaux ponts, les minarets, les dômes, les arcades, les voitures. Nous longeons la banlieue maraîchère et le grand jardin botanique ; les innombrables buissons taillés, buis, thuyas, se déroulent en un moutonnement vert, lisse et doux ; on aperçoit le zoo, avec ses différents départements d’ornithologie, ses animaux, que les Iraniens viennent voir en famille depuis la ville. Nous voyons tout ça sans nous arrêter, mais les encombrements sont assez nombreux, car c’est vendredi ; nous sommes tranquillement, du haut du bus, ce qui laisse nos regards courir assez loin sous les branches et les allées, sous les multiples arbres, qui déjà, abritent des pique-niqueurs, leurs nappes et leurs paniers.

Nous descendons à notre tour, pour visiter le magnifique jardin d’agrément qui se trouve au nord de la ville, immense « paradis » autour de sa croix de ruisseaux à fond bleu et bordés de pavés clairs, semis de fleurs, organisées elles-mêmes dans des dessins géométriques inspirés des dessins des mosquées, triangulaires ou entrelacs, avec les couleurs différentes ; à moins que les fleurs se trouvent cernées dans de petits carrés de buis, comme sur les tapis « paradis ».

Au fond, sur la gauche, une immense serre abrite des plantes tropicales, des cactus, il y règne une grande chaleur, une grande humidité, sous des toits translucides. Touristes et Iraniens se promènent, les femmes touristes, aimables et radieux épouvantails colorés, et les Iraniens, femmes en noir, bébés dans les bras, hommes en chemise à carreaux. Des petites jeunes filles en tchador nous photographient, ou se font photographier avec quelques unes de nous.

Sourires et téléphones portables. On ne sortira guère du « Where do you come from  ? », une des jeunes filles me demande mon nom et répète « Hélène », dans l’air léger du jardin, avec une expression appliquée. Quelques dames en noir visiblement âgées se promènent aussi, accompagnés par des jeunes filles un peu plus délurées, avec des vestes longues un peu cintrées et des chaussures avec des semblants de talons. Sur le chemin qui nous ramène au car, des sculpteurs sont installés dans de petites tentes (des « tendelets » comme disait Pierre Loti) et font, en argile, des bustes des poètes célèbres ou des cavaliers d’un pompiérisme accablant.

Bon, cette fois, adieu Ispahan, on est parti.

Notes

[1Le Palais est suffisamment compliqué pour qu’il y ait une circulation plus douce, par les salles latérales.