Retour d’Iran 7 Kashan, Qôm, Paris

Vendredi 25 avril 2014, d’Ispahan à l’aéroport de Téhéran

Nous avons quitté Ispahan. On retrouve les files de gros camions, la route, presque oubliée depuis notre arrivée mardi soir. Désert brun, montagnes de rochers aigus qui bordent la plaine de montagne.

Dernier déjeuner dans un routier assez bien aéré, il fait très chaud, on a dû perdre un peu d’altitude, le petit village me fait penser aux haltes dans les bus mexicains quand j’étais allée autrefois de Mexico à Oaxaca, petit restaurant dont on ne sait même pas le nom, halte bienheureuse.

On roule sous la chaleur vers Kashan, la ville de la sultane Zobéide, mais elle n’a plus du tout l’air d’une ville des Mille et une nuits. Je vois de gros faubourgs assez laids, beaucoup de constructions en cours, poteaux de béton, grues, des petites maisons avec des petites cours en béton, genre des legos de la première semaine, rien de tentant. On s’arrête, cependant, car il s’y trouve, paraît-il, les plus beaux jardins créés par Shah Abbas encore et toujours, le Bagh-e-fin, donc des jardins du XVIIe siècle. Barbara nous fait la leçon, elle doit commencer à voir qu’on se traîne un peu, nous ne devons pas rater le fond du jardin où il y a des pavillons avec de jolies peintures murales, restaurées au XIXe, par les efficaces Qadjar, ou plutôt l’efficace Nassereddin Shah, celui qui a retapé tout Ispahan. Son chancelier a été assassiné dans ce jardin.

Aujourd’hui, il y a foule, on est toujours vendredi et dans ce pays, il n’y a sans doute rien à faire que se promener dans les jardins, les spectacles sont tellement contingentés, les cinémas conformistes et peu nombreux, les sorties entre les deux sexes, interdites, bref, un pays où « Je hais les dimanches » est plus vrai ici qu’ailleurs, même si le dimanche tombe le vendredi. Je me promène assez maussadement dans les jolies allées, plan classique de croix de ruisseaux à fond bleu, mais tellement bourrées de monde, on ne voit pas même les fleurs des massifs, masquées par les bonnes femmes en noir.

Les petits pavillons sont gracieux, mais eux aussi bourrés de monde ; une fois atteints, je joue des coudes dedans dans l’espoir de faire une photo des peintures, fleurs, entrelacs, des peintures aux couleurs pâles, des portraits d’hommes dans des jupes roses ou bleues, très dans le goût « qadjar », un tout petit peu kitsch et vraiment charmants.
Mais je laisse vite tomber, clic, clic, quelques photos à toute vitesse, floues ou de travers, avant d’être bousculée par des mômes, des femmes avec leurs bébés dans les bras (poussettes toujours inconnues…), des hommes en chemisette, la foule iranienne du vendredi dans les jardins, déambulant sereinement. Trop de monde, de têtes, de bras. Peut-être même trop de sérénité.

Une chose stupéfiante, tout à coup : deux grosses dames africaines, enveloppées de noir, avec quelques petits enfants, garçons et filles, parlent (anglais) avec Barbara, elles viennent du Nigeria (je crois), invitées en famille, leurs époux (absents du jardin) et les enfants ; ces familles sont installées et payées par la hiérarchie religieuse pour se perfectionner dans la religion musulmane (shîite) : comment ont-elles été démarchées et sélectionnées, y a-t-il des missionnaire shîites en Afrique, s’agit-il d’une lutte d’influence avec les sunnites ? Nous ne le saurons pas. Nous comprenons que ces familles ont été invitées à s’installer définitivement en Iran, elles ont aussi des cours de langue. Je rêve sur ces destins commandés par la religion, fléchés, effarants, de l’Afrique à l’Iran, quel saut.

On quitte enfin le jardin, pour moi sans regret, et on retrouve, à l’entrée, l’odeur entêtante de rose (c’est la spécialité du coin, en essence, en sirop) qui nous avait déjà frappés en arrivant.

Un peu plus loin, on s’arrête, toujours dans un coin de la banlieue de Kashan, où on va faire encore 500 mètres à pied sur une route, vers une colline assez plate, derrière une barrière qui ne s’ouvrira pas ; il paraît que nous sommes devant un tell qui a été habité il y a 7000 ans, mais c’est fini, je crois que j’en ai marre, le charme n’opère plus, je me sens comme Pierre Loti, qui, après Ispahan, ne voit plus rien, nourri, sur-nourri, sans doute. Lui, il avait eu bien du mal à arriver à Kashan, dans un effroyable vent de sable : la ville, fouillis de dômes et de minarets, de maisons de terre, lui était apparue dans une lumière extraordinaire et l’orage avait éclaté. Rien de tel pour nous, je persiste à voir surtout des maisons en construction et du béton. Peu de charme à Kashan. Ou du moins à ce que nous en voyons pour l’instant.

Heureusement, le car finit par nous déposer dans un petit quartier ancien aux maisons basses de briques rosées, et nous pénétrons dans une très jolie maison de riches marchands de soie du XIXe siècle, classée Unesco et visitable. Un enchantement, plusieurs ailes, jardins clos, cours, bassins de faïence bleue, arbres et fleurs, et surtout, dans la maison, des pièces avec des mezzanines d’une grâce extraordinaire, niches à fond rouge sombre, des ogives travaillées et soulignées des semis de fleurs, de tiges entrelacées, beiges et ocres, des bleus et rose pâle, des boiseries, des peintures aux couleurs pâles.

On trouve, dans la paix de cette maison, de portraits d’hommes sérieux, non plus les « shahs trop jolis », finies les jupes roses ou bleues, ici, ils sont debout, moustachus, des dolmans et des pantalons de couleurs contrastées (jaune/bleu, sable/noir, ocre/bleu, vert/bleu etc.), ce sont les fondateurs de la fortune de la famille.

Riches commerçants. Ils se sont défoncés pour la décoration, motifs floraux, entrelacs très gracieux, ogives de bois comme dans le salon de musique du Palais Ali Qapu à Ispahan, dénivelés de quelques marches, fuite des perspectives et ouvertures sur le jardin, le bassin, les arbres, les roses et les autres ailes qu’on ne visite pas. Comme toujours, on se se dépêche, c’est dommage, car il y avait une atmosphère plaisante, calme. Je soupçonne Barbara de privilégier les lieux où on a les « contacts » avec les locaux, qui nous harcèlent avec leur Where do you come from, ici, non.

On roule à nouveau dans les paysages ocre, brun, rochers aigus, la route descend de manière constante et sensible : Téhéran n’est qu’à 1100 mètres d’altitude.

Barbara a annoncé qu’on aurait une surprise. Oh ?

On devait dîner à une bonne centaine de kilomètres de Téhéran, près de Qôm, ville sainte qui contient le mausolée de Fatima, sœur du 8e imam (?). Une ville si sainte qu’elle est interdite aux touristes. C’est là que Khomeiny a prêché de longues années, il est lié à cette ville comme Bernadette à Lourdes, même si son tombeau est à Téhéran. D’être si proche de cette bondieuserie surabondante me déplaisait. Je n’avais pas pensé que la « surprise » m’en rapprocherait encore davantage.

Une catastrophe, cette surprise ! K a, par protection d’un ami influent, obtenu qu’on puisse s’approcher, à l’heure de la prière, du mausolée de Fatima… Au loin, j’ai vu une ville hérissée d’un énorme tas de minarets et de dômes dorés, mais tellement dorés, étincelants comme on n’oserait même pas à Disneyland, dont ils seraient une version musulmane au centuple, d’un kitsch à tomber raide mort. Franchement, effroyable.

La description qu’en fait Pierre Loti est renversante, tant elle est éloignée de ce que je vois ou du moins de ce que je perçois et ressens :

« Mes yeux, qui ont vu tant de choses, ne se rappellent rien d’aussi étourdissant ni d’aussi fantastique, rien d’aussi éperdument oriental que cette apparition du tombeau de la sainte Fatmah, un soir de mai, au sortir d’une nef obscure. Il existe donc encore en Perse des choses qui ne sont pas en ruines, et, de nos jours, on peut donc construire ou restaurer comme au temps des Mille et une Nuits !... C’est le Chah Nasr-ed-din qui, en plein XIXe siècle, fit remettre à neuf, avec ce luxe insensé, et ordonna de recouvrir de mosaïques d’or la vieille mosquée très sainte, où son père et sa mère reposent aujourd’hui, à côté de Fath-Ali-Chah et de la petite-fille du Prophète. »

Je ne suis pas sûre que nous ayons vu la même chose, peut-être les autorités ont-elles fait redorer, voire compléter, de manière effarante ce que Pierre Loti a vu comme les Mille et une nuits, et où j’ai vu un effroyable Disney-Lourdes-Fatimaland. Ou alors j’étais vraiment frappée d’une rage anti-religieuse qui avait couvé pendant les deux semaines, formant une masse de magma éruptif qui n’a éclaté que là, car Ispahan est plein de mosquées que j’ai trouvées merveilleuses, que j’ai aimées vraiment, en me fichant éperdument de leur fonction de lieux saints. Ici, il y avait du fanatisme éclatant et étouffant.

Mangeuse de curés comme je le suis, en fait, je crois que je suis folle de rage d’être piégée dans ce bazar de dévotion et de fanatisme musulman, pire que Lourdes. Telle que la chose avait été présentée, il fallait descendre du bus, monter dans un bus spécial qui avait, lui, le droit d’entrer dans la ville en charriant des infidèles, et là, peut-être que K, par ses amitiés, aurait la faveur de nous faire entrer dans la cour du mausolée, mais, ce n’était pas sûr… et après, on dînerait à Qôm. On a compris qu’on dînerait dans Qôm. Si j’avais compris qu’on dînerait à côté du parking où restait notre bus, je serais restée dedans à attendre. Mais ce n’était pas présenté comme ça et nous sommes donc tous descendus, Margot et moi indignées et furieuses de tremper dans une combine religieuse. Et quelle indécence, en plus, d’aller les voir comme s’ils étaient des singes, faire leurs prières, après tout c’est bien leur droit de ne pas accepter de public infidèle.

Mais que faire ? On a suivi le mouvement, je croyais encore bêtement qu’on n’arriverait pas à entrer. Je ne voulais pas aller à Qôm, et je me disais que si cela avait été inscrit dans le programme, je n’aurais pas pris le voyage. C’était un principe. Aujourd’hui, je devais le violer. Je trouvais que j’avais assez fait de concessions aux ayatollahs en me vêtant et en me voilant à leur guise pendant quinze jours, je ne voulais pas, en plus, entrer un jour de prières - on était vendredi - dans une mosquée offerte au culte. Et qui plus est, dans une ville fanatique, dominé par le mythe de Khomeiny.

J’étais écrasée de rage et aussi par la tristesse de la tombée de la nuit, car une lune fine et minuscule s’était levée, croissant montant ou descendant, peu importe. Et je crois aussi que toute ma fatigue, tout ce que j’avais pris sur moi tous les jours pour tenir le rythme, éclatait tout d’un coup, en pluie de fureur impuissante, devant aussi le coup monté de la surprise, juste avant qu’on ne distribue les pourboires du voyage ! Car en fait, c’était cousu d’avance qu’on entrerait, K avait certainement le droit d’amener ses touristes ! La seule preuve était qu’il y avait d’autres groupes de touristes. Il voulait juste faire l’important !

Une fois devant le Disneyland, dans le chant fortissimo du muezzin, je vois croître ma haine de cet espace où sans aucune difficulté, les hommes sont entrés par une porte à droite ; et nous les femmes, en même temps que les gros oiseaux noirs que sont les femmes iraniennes, on nous a poussées vers la gauche dans un sas puis dans un vestibule pour revêtir, infidèles, un tchador noir et gris pour que nous soyons repérables d’entrée de jeu au milieu des tchadors noirs ; la dame qui les distribuait nous aidait à les draper, on devait les serrer à mort avec les mains à l’intérieur du tissu, sous le menton et à la taille, ne pas montrer un millimètre carré de peau hormis le visage, porter ses chaussures sous le bras, et ne rien laisser dépasser, ni trois cheveux, ni mains, ni rien. Un paquet noir et gris, voilà ce que je suis devenue, au milieu d’une foule noire (les Iraniennes) et d’une petite foule grise et noire (les étrangères).

Le guide ami de K vociférait des explications en anglais totalement inaudibles, car recouvertes par la mélopée puissante du muezzin qui débordait des hauts parleurs, je mourais de peur de me perdre dans cette foule sombre sans aucun point de repère, et qui poussait, poussait. J’ai demandé à Odile de ne pas me quitter d’une semelle (en fait, je devrais dire « d’une chaussette », car on était déchaussées) ce qu’elle a fait avec une grande gentillesse, et nous nous sommes laissé presser en foule dans cette foutue mosquée géante. Ça a été long de traverser les couloirs, les salles, les cours, bourrés de gens ; sur la gauche, je devinais les hommes sur leurs tapis de prières en train de s’agenouiller, c’était intrusif de notre part, je me sentais vraiment mal, il faisait une chaleur épouvantable, des gardes chamarrés avec de grands plumeaux vert tapaient sur la tête des gens qui n’observaient pas les usages, le tout dans un bruit effrayant. Je n’ai RIEN vu. Pas regardé, pas voulu regarder, j’ai marché, les yeux au sol, veillant juste à ne pas perdre Odile, serrée dans mon grotesque voile noir et gris de pleureuse, comme un concentré d’aveugle impuissance, respirant à peine cet air lourd du lieu, cœur de la ville où plus de soixante-dix madrassas abritent des dizaines de milliers de mollahs, et où prospèrent huit universités. Un nombre respectable de « grands ayatollahs » y demeurent. Il paraît qu’une armée de mollahs aspergent le mausolée d’eau de rose, sans arrêt, rien vu, rien senti, sauf un brouhaha composé des prières individuelles en sourdine, des clameurs du muezzin au haut parleur, du bruit froissé des vêtements et du glissement des chaussettes sur les tapis, je pouvais même râler à mon aise tout haut sous mon tchador avec Odile.

Enfin, on est ressorti dans une cour, me rechausser en retenant ce tissu glissant a été hallucinant de difficulté, les femmes sont repassées par le sas où on a rendu nos foutus tchadors, j’ai posé le mien roulé en boule sur une planche, j’avais l’impression qu’il m’avait rendue raide de rage et nous sommes ressorties sur l’esplanade. Repris le bus de transit, retrouvé notre propre bus, que je n’aurais jamais quitté si tout cela avait été prévu.

Dîner au restaurant, qui était en effet situé tout près de ce parking.

Restaurant kitsch, avec une grotte verte, des buissons de plastique, entremêlés de néons vert et rouge. Nous avons tout de même eu droit à un arrière goût d’Asie centrale, nos derniers grands divans où on a grimpé pour dîner, comme à Yazd. Dernier ragoût délicieux, dernier plat de riz.

Dans cette aventure, Gilbert s’était fait voler son portefeuille, au milieu de cette foule pieuse, et, avec une ténacité inouïe, il avait été porter plainte tout seul - ni K ni Barbara ne l’avaient accompagné -, au bureau de police du mausolée (car il y en a un) : les flics ont presque tout de suite retrouvé le portefeuille, délesté de ses euros mais non de la carte bleue. Venus lui rapporter celle-ci au restaurant, les flics de Qôm ont assuré que les caméras de surveillance avaient permis d’identifier le voleur. J’espère qu’on ne lui aura pas coupé la main.

Au restaurant, Margot, qui avait été à deux doigts de s’évanouir dans la foule et n’avait pas bénéficié d’une gentillesse attentive, comme moi de celle d’Odile, a cassé le morceau aux accompagnateurs, j’étais aux toilettes, et je suis arrivée vers la fin de la discussion à laquelle je me suis jointe un peu tard ! Je ne suis pas même arrivée à dire carrément ma colère. Margot l’avait mieux exprimée. Cette aventure m’a gâché mon dernier soir. Elle a souligné d’un gros trait les contradictions qui m’avaient habitée tout le temps écoulé entre novembre, où je m’étais inscrite, et mon départ, partagée entre mon désir de la Perse et ma haine du régime théocratique iranien, ma haine de leur traitement des femmes, de l’acceptation impuissante de celles-ci dont je faisais partie.

Après, on a encore roulé cent kilomètres dans la nuit noire, puis, c’est l’aéroport, les cérémonies et mic-mac habituels, les valises à enregistrer, les portiques, les chaussures qui sonnent, les passeports, les écroulements dans les sièges plastiques de salles d’attente, dans une lumière où on a cent ans, on a attendu entre minuit et trois heures du matin, puis longue queue debout pour monter dans l’avion, avec une lenteur folle. Foulards enlevés, enfin, et j’ai été m’ébouriffer dans les toilettes, fini de voir cette tête plate. « Mais qu’est-ce que c’est que cette dame ? », plaisantent Odile et Jeanne, en me voyant, avec ma tête récupérée mais nouvelle pour elles, au bout de quinze jours de voile islamique. Je ne sais pas. Cette dame est-elle la même qu’à l’aller ? Pas sûr.

Samedi 26 avril 2014 Téhéran - Paris

Nuit coincée entre Odile et Eliane. Mangé. Bu. Dormi sans m’en douter, mais tout d’un coup le trajet de l’avion que je croyais suivre seconde par seconde sur mon petit écran, avait fait un bond sans que je m’en aperçoive, j’avais donc dormi, on était au dessus du nord de la Grèce, bientôt ce serait Francfort, à nouveau des portiques, rentrée enfin, enfin, dans l’espace Schengen, traîné dans l’aéroport en buvant un mélange savoureux de jus d’orange et de carotte et en tâtant mon torticolis avant de retrouver l‘avion pour Paris, le tapis roulant des bagages, les adieux, un taxi.

Devant chez moi, allons bon, j’avais la tête tellement pleine de choses que je ne savais même plus mon code de porte ! Heureusement qu’une dame de mon immeuble, chez Picard où j’étais entrée avec un certain égarement au lieu d’aller chez le gardien, me l’a indiqué.

J’étais rentrée. Je me suis écroulée sur mon divan, face à ma grande pièce et ma grande pendule dorée venue de la rue Le Verrier, et je me suis dit à nouveau : « I did it », mais combien le « it » était complexe, le voyage, ses splendeurs, ses émotions, mes concessions.

J’avais franchi les vallées successives du Congrès des Oiseaux.

Mai - Juin 2014, To-morrow’s Party 1

À côté des plaisirs et des bénéfices purement personnels et immenses que m’a procurés cette « vue cavalière », et par lesquels je conclurai, je dois dire auparavant que je conserve un vrai malaise, que j’avais en partant et en voyageant dans ce pays marqué par son traitement des femmes, des intellectuels, des opposants, des homosexuels, des gens critiques, bref, de tout ce qui dévie de la ligne bête, froide et machiste de la République islamique. J’avais peur de la théocratie, et, d’en avoir partagé l’espace un moment, j’en ai encore plus peur.

Ce matin (26 juin) je lis dans Le Monde que le régime a demandé l’exécution de la sentence d’emprisonnement, pour 5 ans, de Mahnaz Mohammadi, une cinéaste documentaliste, accusée d’avoir donné dans son œuvre « une image sombre » de l’Iran ; voici un extrait de l’article :

« Et pourtant : l’arrivée au pouvoir, en juin 2013, du modéré Hassan Rohani avait donné de l’espoir à la société iranienne. Mais l’ordre donné à Mahnaz Mohammadi de se constituer prisonnière laisse planer le doute sur la volonté ou la capacité du président à mettre en œuvre ses engagements électoraux. « C’est une affaire très grave et très triste, explique un cinéaste iranien qui souhaite rester anonyme. Aujourd’hui, nous nous interrogeons tous : pour quelle raison elle a été emprisonnée ? ».

Oui, où est cet espoir ? Était-il né de notre naïveté ? Hassan Rohani reste évidemment un ayatollah et la ligne, celle du Guide suprême.

Je fonce sur internet pour connaître la manière dont ce dernier est choisi - je suis partie sans le savoir, personne ne nous l’a expliqué, nous ne l’avons pas demandé -, puisqu’il a la haute main, qui indique la ligne à suivre et a le dernier mot sur tout ; qui le nomme, cet ayatollah Ali Khamenei (né en 1939), qui a succédé à ce poste à Khomeiny depuis 25 ans (4 juin 1989) ? J’apprends qu’il est désigné par l’Assemblée des experts, 86 membres religieux, eux-mêmes élus pour 8 ans au suffrage universel ? Universel ? La dernière élection date de décembre 2006. Nous sommes donc à la veille d’un renouvellement de l’Assemblée des experts religieux. Je lis « Elle élit et révoque le Guide de la Révolution et détient le pouvoir, théoriquement, de le démettre de ses fonctions, mais elle est très peu sollicitée dans ce rôle en raison du mandat à vie dont dispose le chef de l’État iranien. » On se mord la queue. La Constitution de 1979 est un labyrinthe religieux dont on ne sort pas. Car le Guide a tous les pouvoirs. Il est vrai qu’il a aussi 1700 conseillers (article de G. Malbrunot, Figaro, 23 juin 2009) et que ça doit jouer ferme autour de ce descendant du Prophète (il a un turban noir).

Schéma du pouvoir en Iran

Je reste accablée que l’Assemblée des experts soit désignée au suffrage universel, ainsi, les Iraniens eux-mêmes votent pour leur prison, cette pratique est celle des dictatures déguisées en république.

Je me rappelle la dame iranienne avec qui, un matin à Ispahan, au petit déjeuner que nous prenions devant le beau cadre des montagnes, j’ai échangé quelques mots : j’ai dit que j’habitais Paris, elle a parlé un peu de sa famille, son fils était depuis 25 ans au Koweit, sa sœur et son beau-frère depuis le même temps à Créteil. « Vous allez parfois voir votre sœur ? » , elle lève un peu les yeux au ciel, et me dit « C’est difficile d’avoir un visa de sortie pour une femme seule », exemple de souris dans le labyrinthe. Car le labyrinthe est encore pire pour les femmes.

L‘Iran, pour beaucoup, a la réalité de la forteresse sombre, implacable, infranchissable, que je voyais depuis Nisa.

To-morrow’s Party 2

Et il en a l’attrait. Et bien plus que de l’attrait !

Car ce fut un « voyage total », dans le sens où Mauss disait que le don était « un fait social total », tous les fils se trouvent tout d’un coup liés, réunis, et se croisent, se suivent et remontent. Où tout a été engagé, moi dans l’instant où je faisais le voyage, mon histoire personnelle sur les 80 ans écoulés avec la résonance de mes souvenirs d’enfant (Blandans), d’étudiante (Dijon), ma vie d’adulte à diverses époques, avec mes histoires d’amour, mes idées politiques, l’histoire et la vie de ma culture personnelle, l’histoire et la vie de l’Eurasie, le tout historique et évolutif servant d’analyseur à l’Iran qui ne se prive pas lui-même d’être historique et évolutif, même si une partie de son histoire est un refus de se voir comme tel et donc un désir de se voir comme mythe bloqué.

J’étais - je suis encore - saturée comme quelqu’un qui aurait passé quinze jours devant un buffet immense et délicieux, toujours renouvelé, et où je me serais nourrie, tout en avalant des dextrose-tablets de culture. Je pense que mon indifférence due à la fatigue, parfois, était salvatrice. Heureusement, tout ne s’imprimait pas. J’en ai perdu en route. Mais ce que j’avais vu, su, manqué, repéré, pas su, que je m’étais promis de vérifier, me remplissait la tête à un point stupéfiant. Mon torticolis physique s’était transformé en une espèce d’engorgement de la colonne montante de ma tête, littéralement. Je ne suis jamais sentie aussi gavée. J’en suis toujours à m’occuper de « penser/ classer » , que dis-je, à m’occuper de fixer et de décrire. Je verrai après si je peux « penser/ classer », même si, en décrivant comme je viens de le faire, j’ai forcément fait une partie du travail.

Pour l’heure, c’est vrai, j’ai du mal à « prévoir » mes mois à venir, mon hiver à venir, car je ne sais plus exactement ce que je veux, ni ce que je suis à présent, ou du moins, je ne sais pas ce que je voudrai, ce dont j’aurai envie, ni quand j’aurai à nouveau envie, ni quand j’aurai échappé à cette saturation bienheureuse. La raconter est une manière de la cerner.

Le voyage en Iran s’est comporté comme un énorme film où les plans de ma vie, que j’aurais vu tourner par d’autres qui tenaient la caméra, ou tournés moi-même comme chef opérateur et comme actrice en même temps, auraient été montés dans tous les sens, selon des affinités pas toujours perceptibles, mais toujours sensibles. Je n’ai jamais fait un voyage aussi important, récapitulatif, envahissant. D’une certaine façon, épuisant, dans le sens de fatigue extrême mais aussi d’épuiser quelque chose : écoper plein de choses dans ma vie, pour les recevoir et les lier à nouveau, barque non pas nouvelle mais remise à neuf, radoubée, pour aborder une nouvelle période ?

Une sorte de cheville, l’Iran, dans sa proche et grande étrangeté, illumine, cloue et clôt nombre de choses pour moi et de ce fait en ouvre de nouvelles.

Plus j’y pense, plus la pratique du voyage, même en groupe, où les hasards sont moindres que seul, ressemble au développement d’une rencontre amoureuse. On y fait l’expérience de la comparaison sans appel des images préparatoires et des réalités rencontrées et vécues, et, à cet égard, mon voyage en Iran a été plus fort plus que tous les autres, en raison de l’ancienneté du désir et du projet si longtemps repoussé, enfin réalisé par une personne qui était sûrement moi, mais « moi » à 8 ans n’est pas « moi » à 80 ans. Une vie entière s’est accrochée aux basques de la petite fille qui lisait Vers Ispahan. Ça m’a affiné la vue et les perceptions.

Jean-Luc Godard disait une fois dans une interview combien faire l’amour a quelque chose de touchant et de pitoyable en même temps, ces deux corps, ces épidermes, ces bruits, ces goûts, cette progression les maladresses, les harmoniques, les peurs de décevoir et d’être déçu, leurs hésitations, leurs accords, leurs mouvements, les bonnes et les mauvaises surprises, toute la série de réalités qui explosent dans leur accumulation.

Il y a de cela dans le voyage, pendant le voyage, et dans le retour de voyage. Du grandiose, du minuscule et même du ridicule (moi à Qôm, étape qui m’a sauté à la figure comme les cailloux que les étudiants envoyaient dans les fenêtres de Fichte pour lui rappeler la matérialité de la réalité). Le corps et l’activité mentale prennent de l’importance, du relief, de la vitesse, surpris et déplacés : ce que j’avais imaginé, avant d’y être, n’est pas ce que j’ai vécu en le faisant car toute rencontre est doublement intrusive, moi en Iran, l’Iran en moi.

On part à la recherche de la surprise, du contact de sa propre personne dans un autre air, on espère la perte de ses habitudes et on se trouve lié à ses petits cachets de dafalgan, ses sucres et ses alcools de menthe, ses chaussures, on voit le corps et l’esprit réagir de façon autonome, synchro ou non, avoir peur ailleurs et envie ailleurs, être fatiguée ailleurs, au fur et à mesure que les jours s’avancent dans un espace qui, d’inconnu ou d’imaginaire, devient plus familier, on voit l’espace qui se développe, se dépouille et s’enrichit, les chaussures de pierre de Shapour Ier, le bonheur d’être un matin interpellée par Cyrus, à un carrefour, comme un simple « Passant » sous le soleil, la première trompe d’angle, les shahs trop jolis, les chants de la Maison de la Force, le riz aux grains rouges des épines vinettes, les morts dévorés des tours du silence, l’homme minuscule de Yazd, une turquoise, sculptures de soi, de l’Autre et du temps.