Nicolas Poussin, 1594-1665 Poussin et Dieu, Louvre 2015

L’exposition, dans le hall Napoléon, est d’une taille raisonnable (une centaine d’œuvres, tableaux et dessins, plus deux Raphaël), on y retrouve une bonne part des Poussin du Louvre et on a le plaisir de voir, découvrir ou revoir ceux de Washington, Londres, Cleveland, Saint-Pétersbourg, Copenhague etc. On manque parfois de recul pour les très grands formats des premières salles.
Le titre de cette exposition du Louvre, index pointé sur Dieu, m’avait presque arrêtée, un moment : il me paraissait d’une part, un peu « mode » dans une époque où on met le religieux à toutes les sauces ; et, d’autre part, n’est-il pas redondant, s’agissant d’un peintre du XVIIe siècle où la religion est comme l’air qu’on respire, d’autant qu’il a habité la moitié de sa vie à Rome dans l’entourage du Cardinal Barberini (le futur Pape Urbain VIII et protecteur du Bernin).
Ce titre a d’ailleurs posé problème à des critiques patentés : Philippe Dagen, dans Le Monde, 13 avril 2015, ("Qui dit pieux ?"), se demande s’il s’agit d’une pieuse entreprise édificatrice de la part du Musée du Louvre ? Laurent Wolf, Le Temps, 4 avril 2015), ("Nicolas Poussin quête la sagesse par la peinture"), penche pour un itinéraire plutôt philosophique.

Construction et dynamique

Poussin et moi, pour commencer par le petit bout de la lorgnette, c’est une histoire d’amour très ancienne - vertigineuse même, ça remonte à 1960, à la grande exposition Poussin au Louvre -. Jusqu’à ce jour-là, je ne savais pas voir la peinture, ni la lire, en saisir les lignes, je savais juste la regarder, ça me plalsait ou non. L’enseignement d’histoire de l’art que j’avais récemment suivi en fac, était encore trop souvent une paraphrase descriptive et psychologique.

J’y étais allée avec mon cher ami CL, architecte et grand admirateur de Poussin. Il m’a fait comprendre qu’un tableau, c’est d’abord une construction ; c’est-à-dire moins un sujet peint qu’une composition, une géométrie cachée, une mise en place dynamique : le sujet de l’œuvre doit faire exister son espace - autour ou à propos de lui -, et, en quelque sorte, ce sujet tient debout et vit physiquelent et mentalement ; grâce à quoi l’œil y circule, en exprime ou en propose les sens et l’idée. Jean-Luc Godard a magnifiquement montré cette fonction de la peinture par les tableaux vivants qu’il recrée dans Passion.

CL me montrait les grandes lignes de structures (diagonales, rectangles, triangles sur leur pointe, les explosions, les volutes, les ovales, etc.), liées au format de la toile, au sujet et au pari intellectuel que le peintre s’est fait à lui-même. Je voyais apparaître les profondeurs de champ que Poussin avait créées par le passage de couleurs, par les lumières et les ombres qui forment les modelés, qui servent de focale ; en somme une mise en scène, simple ou complexe, déterminait plusieurs niveaux, pour l’œil comme pour l’esprit.
« Amor omnia vincit » (Cleveland) : Tu vois ce petit bout de route au 3e plan, là-haut dans les deux tiers du tableau, qui tourne dans les collines boisées, il n’est pas seulement la représentation d’un chemin terrestre : il construit un 4e plan, par le seul fait qu’il est une touche blanche qui anticipe et fait glisser l’œil vers d’autres blancheurs éloignées, vers les nuages, etc. Poussin devenait un organisateur de l’espace, un grand metteur en scène de son siècle, en prenant des thèmes d’autres temps : chacun des tableaux était disposé pour qu’un récit s’y expose.
Si j’aime Nicolas Poussin - ce peintre né dans le siècle du théâtre et de la représentation (cf Foucault et Velazquez), de la naissance de l’Opéra -, c’est donc pour avoir connu à travers lui le plaisir de voir et le plaisir de l’explication de ce plaisir.

« L’idée de la beauté » : la mise en scène du monde

En 2015 (350e anniversaire de la mort de Poussin), cette « leçon » vaut toujours car elle s’est déroulée à partir du matériau sublime que forment les tableaux de Poussin, sans les solliciter, sans les forcer, puisque c’était sa conception même du travail pictural :
« L’idée de beauté ne descend dans la matière qu’elle n’y soit préparée le plus possible. Cette préparation consiste en trois choses : l’ordre, le mode et l’espèce ou forme. L’ordre signifie l’intervalle des parties, le mode est relatif à la quantité, la forme consiste dans les lignes et couleurs. »

Le Ravissement de S. Paul, Nicolas Poussin
Musée deu Louvre

Au fil des années passées, soit dans les salles du Louvre où il est fort bien représenté, soit par hasard dans des musées étrangers, soit lors de l’importante exposition du Grand Palais (4e centenaire de sa naissance, 1994), j’ai retrouvé les mêmes couleurs chaudes, rouge, jaune éclatant, bleu, les verts profonds, les maisons et colonnades, les petits « Château Saint Ange », la majesté des nuages, les dieux, les déesses et les nymphes, les assomptions - connaissance et reconnaissance, comme le dit Thomas Pavel, dans ses œuvres qui présentent le monde comme un théâtre, où se mêlent les acteurs, dans la sérénité et/ou l’interrogation. Elles sont à la fois abstraction et représentation, suggestion et interprétations.
Pendant longtemps, j’y ai vu surtout la sérénité, l’harmonie, la beauté, parfois la volupté, par delà le sujet.

L’Assomption de la Vierge
Musée du Louvre

Cette année, dans les deux premières salles, les tableaux sont d’immenses rectangles en hauteur, œuvres destinées à des chapelles et églises, bouquet fabuleux des assomptions et des ravissements, verticaux ou ovales, martyres éclatants et splendides dans l’explosion baroque et maitrisée de l’entrelacement des corps des saints, anges, nuées, rayons, miracles (S. François Xavier), ravissements (S. Paul), éclat des corps, flammes et ombres, torsions baroques, qu’on retrouve plus loin, appliqués aux évènements de la vie et mort du Christ et de sa figure annonciatrice (Moïse).

Ses sujets sont ceux de la Contre Réforme, selon le goût des Princes de l’Église qui les commandent, Nicolas Poussin peint les tissus cassants ou soyeux, flottants ou lourds, toujours modelés par les ombres et la lumière, les personnages solides, campés dans un mouvement arrêté et prêts à le reprendre : Poussin peint des utopies célestes, et, plus souvent, des tableaux vivants terrestres, issus de la Bible mais aussi de la mythologie gréco romaine, humains et dieux immobilisés dans leur énergie, avant ou en pleine action, ou avant de se disperser.
Balzac, dans Le Chef d’œuvre inconnu, prend Poussin comme l’un de ses héros, et lui fait tenir des propos qui donnent à la peinture, comme but ultime, nécessaire et suffisant, la représentation de la vie.

La Salle des « Sainte Famille » fait la démonstration de ce que le sujet est prétexte à organiser l’espace : avec Joseph, Marie et Jésus, Poussin propose plusieurs œuvres, structurées par les trois personnages, plusieurs types de format, de paysages, de bâti dans le paysage etc. Il joue visiblement à organiser l’espace, à faire des essais d’emplacement pour les trois personnages.

Les salles suivantes me convient à l’exercice de « connaissance et reconnaissance », grands tableaux rectangulaires - dont les sujets sont plus édifiants que religieux ou « divins » - , pris dans la Bible ou l’Antiquité, La mort de Saphire, Les Bergers d’Arcadie, Orphée et Eurydice etc. La réflexion sur l’espace s’approfondit, la mort est sous-jacente, ou visible, sans détruire l’espace ni le modelé des couleurs qui crée pratiquement la troisième dimension. La religion pèse son poids, avec Les Sept sacrements. L’exposition, pour rester dans son thème, évite Narcisse et Écho, les magnifiques Vénus, ses ébats et repos avec Mars, elle laisse sur le bord bien des pièces profanes, riantes et séduisantes, exit toute trace de volupté. Mais elle conserve intact l’aspect « tableaux vivants » des sujets privilégiés, c’est-à-dire la manière de Poussin, sereine, fiable et bien établie.

N. Poussin, Apparition de Ste Françoise Romaine, 1656
Musée du Louvre

Tout d’un coup, dans la galerie qui amorce le tournant de l’exposition, après les dessins magnifiques, où on reconnaît les mises en place de Poussin et son travail de metteur en scène, je suis arrêtée par un tableau, que je trouve plutôt laid, tristounet de tons, et bizarre comme lumière : la scène y est en désordre, de loin, on dirait un peu un placad mal rangé, avec cette grande femme blafarde trop illuminée, surexposée. Je m’approche du cartel avec curiosité. Surprise, c’est un Poussin inconnu de moi, sainte Françoise Romaine (1656) : elle apparaît, spectrale, à la ville de Rome (représentée en femme agenouillée), pendant que la Peste menacée par ses flèches, s’enfuit dans l’ombre avec des cadavres en désordre. Même si je distingue les doubles diagonales en place, le grand « X » posé mais brisé sur la gauche de la Sainte, le plan du sol bascule légèrement, car, les ombres et lignes ne sont plus tout à fait parallèles et les couleurs sont presque étrangères au peintre. L’ordre de l’espace est atteint ; quelque chose a eu lieu : la mort, les horreurs de l’épidémie, l’âge aussi pour Poussin, sont passés par là.
De même que chez Velazquez, le portrait de Sainte Rufine m’a indiqué la possibilité d’une faille des personnages, de même, ici, j’ai « senti », ou plutôt j’ai « vu » une transition, un mystère voilé dans ce curieux tableau.

Retour sur mes pas : de fait, la mort, vaguement perçue avant Sainte Françoise Romaine foudroyant la Pest , la mort, donc, était déjà présente presque partout, les martyres évidemment, les Assomptions idem, diffuse chez Les Bergers d’Arcadie, ou cause invisible de La Fuite en Égypte. Il m’a fallu voir l’ébranlement dans la manière de peindre de Poussin (Sainte Françoise), pour la percevoir rétroactivement et comprendre le changement qui s’étendra dans les toutes dernières salles. Quelque chose s’est introduit. L’âge ? Le temps ? Une chose qui ne prendra définitivement corps que dans les Quatre Saisons.

Après Sainte Françoise Romaine, l’exposition m’a paru plus confuse, ou plutôt, le thème « Poussin et Dieu » montre l’artificialité générale de l’accrochage. On admire les mises en scène de la mort du Christ et les toiles relatives au cycle de Moïse, comme figure annonciatrice du Christ, selon les textes muraux. Belles scènes du bord du Nil. Magnifique ovale de Moïse changeant en serpent la verge d’Aaron, dans le Buisson ardent, hyper-baroque. Tous ces tableaux datent de la maturité du peintre, antérieurs au choc de Sainte Françoise, bien que dans l’expo, celui-ci soit derrière nous. .

Tout à fait à la fin, l’accrochage devient chronologique : le cycle des Quatre saisons sont les derniers tableaux de Poussin, les sous-titres soulignent le lien biblique, ce qui leur donne un droit de cité dans l’itinéraire proposé de Poussin et Dieu : le Déluge pour l’hiver, La Grappe de Canaan pour l’Automne, Ruth et Booz pour l’Été, Le Paradis terrestre pour le Printemps. Or, c’est en eux que je retrouve l’onde de choc de 1656 et qu’on voit le changement survenu dans la manière d’organiser l’espace pour le peintre, parce qu’il pense sans doute différemment le temps Peste ou pas, il a vieilli. Les personnages des Saisons n’occupent plus le devant de la scène, ils sont tout petits, tentant de profiter de la nature ou luttant pour résister à sa force, ils perdent leur solide présence, devenus créatures infimes dans un théâtre trop grands pour eux.

Changement de perspective radicale. Changements dans les tons des tableaux, dominante de tous les verts, des bruns et des gris glauques dans le Déluge de l ’Hiver. Exagération de l’éloignement, des grands plans lointains : l’Espace est devenu le Temps, préfigurant les mots de Gurnemanz à Parsifal : « Tu vois, mon fils, ici le temps devient espace ».

L’Autoportrait

Je retourne à l’entrée, revoir avec d’autres yeux Nicolas Poussin qui accueille les visiteurs par son autoportrait - fait pour son ami Chantelou, en 1650 -, sérieux, dans les bruns. Car Poussin est sérieux, grave même, il est comme sa peinture : vivant et énergique, le pouvoir ne l’intéresse pas, le regard oui, les toiles oui, leur géométrie, oui. Il a 56 ans. Six ans avant Sainte Françoise Romaine. Il a derrière lui une grande partie de sa vie, les Andelys, les débuts difficiles, le passage chez Philippe de Champaigne, les tentatives de voyage à Rome, le séjour à Florence, enfin Rome qu’il désire depuis longtemps, un bref retour en France (1640-1642) appelé par Richelieu et Louis XIII ; après 1642 ( il a 48 ans), sa vie désormais est fixée à Rome, le château Saint Ange, le Colisée, les colonnes, forment des cadres majestueux mais familiers ; il cultive ses amitiés, Chantelou, en France, et à Rome, Le Bernin (1598-1680) d’où il tient peut-être son goût pour l’architecture, présente dans toutes son œuvre, y compris ce fameux autoportrait.

Avec son regard un peu sévère, il s’est peint dans son atelier, de trois quart, en « plan américain », en vocabulaire cinématographique ; il se tient devant deux tableaux souligné par leurs minces cadres dorés, qui forment un paysage professionnel, cadré assez court ; sur l’une des toiles, sans image, figure l’inscription latine selon laquelle on a bien affaire avec son autoportrait « Effigies Nicolai Poussini, Andeliensis, Pictoris, Anno aetatis sui Romae, Anno Jubilei MDCL. ». De l’autre tableau, à gauche pour nous, (à sa droite à lui), on ne distingue qu’un angle, un profil de femme blonde, avec un œil très dessiné, surligné, bien ouvert, elle est très coiffée, cheveux relevés, petit diadème orné d’un œil , elle se détache sur un arrière plan, paysage sombre avec une contruction romaine éclairée par l’arrière.

Bellori est formel, cette femme est l’allégorie de la Peinture, je dirais, pour moi, de « l’idée de la Peinture ». C’est à elle qui il a dédié sa vie. Si, avec sa femme terrestre, il n’a finalement pas laissé d’enfants (il a adopté un neveu), avec celle-ci, sa nombreuse descendance est passée dans l’éternité, vivante, dispersée dans les musées du monde.

Et Dieu dans tout cela ? Je persiste à croire le thème artificiel pour ce peintre du XVIIe siècle, très secret ; on n’apprend rien de distinctif sur ses rapports avec Dieu, si ce n’est que la religion, le lien avec le sacré, baignent son monde. Je me demande si l’anniversaire de la mort de Poussin et l’esprit sombre de notre propre époque n’ont pas déteint dans l’esprit des organisateurs, clin d’œil respecteueux et grave dont je parlais plus haut, qui a poussé à sélectionner chez Poussin les sujets sombres et graves. Ordre et beauté, oui, mais aux dépens de Luxe, calme et volupté, qu’il a si bien su rendre ailleurs que dans l’accrochage de 2015. Le choix du thème lui tord le bras.

Autoportrait, 1650
Musée di Louvre