Taxi Téhéran Un film de Jafar Panahi, 2015

Un Ours d’or

Taxi Téhéran, Ours d’or 2015, est totalement inclassable par sa forme : on sait qu’il a été tourné par Jafar Panahi dans un taxi, habilement transformé en studio ambulant, puisque le cinéaste, après quelques mois de prison, a été interdit de sorties à l’extérieur du pays, d’écriture de scénarios et de tournage. Dans Le Monde du 14 avril 2015, Thomas Sotinel raconte fort bien les aménagements techniques auxquels Panahi a eu recours.

Pendant 1 h 22, on est enfermé dans l’espace du taxi, qui tourne dans un Téhéran surexposé, au gré des désirs de ses passagers successifs, sans aucun point de repère, on est comme un rat de laboratoire dans un labyrinthe, et pas seulement parce qu’on ne comprend rien à l’espace de la vile immense et décousue, mais aussi et surtout parce qu’on est confronté, sans arrêt, pas une minute de répit, à l’absurdité des situations, à la drôlerie ou au désarroi des « personnages », à un monde d’injonctions contradictoires, ou au moins paradoxales, énoncées et vécues dans la circulation assez folle qui est celle de la réalité iranienne.

Certains critiques ont un peu craché dans la soupe, dans le style « Panahi prend-il vraiment des risques ? », « Il connaît les gens qu’il fait monter dans son taxi ? ». Pour moi, le jury de Berlin a couronné une œuvre extraordinaire et passionnante. À vrai dire, j’y allais avec une certaine méfiance, pensant qu’une fois encore l’Occident avait dû se dédouaner de ses passivités politiques en donnant un prix à un cinéaste persécuté, ce qui ne mange pas de pain, comme on dit : dans ce système de bonne conscience, on couronne des œuvres sympathiques, mais pas forcément du grand cinéma. Ce n’est pas le cas ici. Jafar Panahi donne pour moi le meilleur de ses films, le plus proche de la réalité sensible. Le meilleur film que j’aie vu sur l’Iran.

Peu importe les questions dépassées sur la « vérité » du cinéma : le film est une véritable métaphore grandeur nature, de la situation schizophrénique que j’ai moi-même ressentie en Iran, lors du voyage que j’y ai fait il y a un an : mélange de dénis, d’acceptations, de sourires vrais ou faux, de mensonges, de faculté d’adaptation, de désir de changement. La charmante avocate, l’étudiante en cinéma, les deux dames qui lient leur destin à celui de deux poissons rouges, les trafiquants, les traîtres de quartier etc , nous entraînent dans le monde incertain et déséquilibré du quotidien iranien.

Je suis sortie dans un état contradictoire, comme l’est toute l’atmosphère du film : d’abord heureuse de sortir de cette atmosphère faussement gaie et cependant vivable, étouffante et pourtant vivante, le film fonctionne comme l’Iran. Mais en même temps, malgré l’étouffement auquel on est soumis par osmose, on n’en sort pas vraiment, on y pense et on se sent l’envie d’y retourner, pour mieux profiter de chacune des paroles - jouées ou pas, peu importe - de chacune des personnes : tout ce qui est dit dans ce monde clos qui enserre le taxi, évoque sans conteste la réalité, les malheurs et la force de la condition humaine. Je repense mieux encore aux propos du film de J. L Comolli sur la force et les capacités du document/documenaire.