Largement dépassée

La mort de Michel Poiccard
Arte.Tv

Belmondo est mort, lui qui était si gai et si profondément gentil. J’ai appris qu’il avait mon âge. Je l’ai vraiment envié d’avoir quitté ce monde qui devient si « dégueulasse », comme il a dit, mourant en tant que Michel Poiccard dans À bout de souffle (J.-L. Godard, 1960) sur les minuscules pavés de la rue Campagne Première.

C’et fou ce que j’ai de mal à écrire ces temps-ci, je suis largement dépassée par la course au chaos et les incohérences. Du climat, je ne parle même pas, espaces dégueulassés dans les campagnes, le long des routes devenues poubelles, dans les villes, dans les courants marins, les vents déréglés, les pôles, les glaciers, les coraux, la course à l’extinction.

Ce mois de septembre me semble imbuvable : radios, télés, conversations, certains interlocuteurs, journaux, je suis submergée par l’accumulation des horreurs et de la bêtise parfois odieuse de l’espèce humaine. Ainsi les talibans, Bolsonaro, Trump, Poutine, et tous les dictateurs en activité ou cherchant à le redevenir, les entorses faites aux constitutions, les troisièmes et quatrièmes mandats extorqués, les brutalités de tous genres.

Non content du quotidien, le passé arrive à la rescousse : comment ne pas être abattue par les épisodes sinistres que le goût des commémorations fait remonter chaque jour à la surface. Aujourd’hui, c’est le 11 septembre, vingt ans sont passés depuis les effroyables évènements du World Trade Center, vingt ans d’un effroyable engrenage, à partir de la haine accumulée par Al-Qaida. À ce monstre né à la fin du XXe siècle, a répondu la folie des USA déclarant « la guerre au terrorisme », comme si le terrorisme était un État avec des frontières et un pouvoir. De là sont nés l’usage incessant des tortures américaines à Guantanamo, Bagram etc., les attentats quotidiens, grosses guerres et attentats ciblés des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN en réponse aux attentats ciblés ou aveugles de leurs ennemis, drones contre couteaux [1]. C’est foncer et se débattre perpétuellement dans une toile d’araignée.

Lassitude aussi des émissions ressassées sur le Covid à toutes les sauces, lassitude des discours anti-sciences, des anti vaxs et anti tout ; « Touche pas à mon Raoult », nouveau slogan des samedis... ça donne le niveau. Et que dire des motifs d’inculpation grotesques retenus contre Agnès Buzyn (abstention volontaire de combattre un sinistre....).

Que dire de la mascarade préélectorale à la présidentielle, grouillante de candidats mal taillés pour le poste, sans envergure et sans idées ; débats minuscules de « primaires » en tout genre, candidatures déclarées ou non, minable tango, jeu des places ; que dire du slogan des affiches pré-électorales de Marine Le Pen (« Libertés, libertés chéries » , oui, le sens de l’humour du RN n’a pas de limites), que dire de l’irruption mille fois quotidienne de l’infâme Éric Zemmour avec son méchant petit visage péremptoire et ses paroles mortifères, proposant de déporter les immigrés ; oui, déporter, vous voyez le genre de projet ? Et on le reçoit, et on l’écoute.

Que penser des Indiens du Canada, sans doute imbibés de l’odieuse « cancel culture », qui font - je n’en croyais pas mes oreilles hier matin sur RFI -, des autodafés avec des bouquins et des bandes dessinées colonialistes, en copiant les bûchers de livres comme au pire temps de l’Inquisition ou du nazisme. Il n’y a pas que moi qui m’en inquiète.

Et combien j’en ai assez des mots creux ou vagues des médias, stéréotypés, « résilience », « bienveillance », à tout bout de champ, on entend ces images éculées, « refaire du lien social », « trou dans la raquette », « plafond de verre », la « libération de la parole » et tutti quanti.

Allez, quand même, une chose carrément sublime : le mercredi Ier septembre, j’ai vu et entendu à la Philharmonie la plus belle manifestation de ce que peut l’esprit humain : le merveilleux orchestre du Festival de Bayreuth, dirigé par Andris Nelsons, dans un programme Wagner, a charmé un auditoire transfiguré, ravi au sens propre, transporté dans le bonheur immense et fulgurant du plaisir musical, que Le Monde a célébré avec enthousiasme et à sa juste valeur. Un moment saisissant, volant quelques heures à l’horreur.

Les deux tours frappées le 11 septembre
HP sur télé
Orchestre du festival de Bayreuth et Andris Nelsons

Notes

[1A contrario, réponse digne, un procès géant vient de commencer à Paris, celui de ce qui reste des commandos des attentats du 13 novembre à Paris : pour pénible et obsédant qu’il soit et qu’il sera, au cœur de la ville, pour neuf mois, il représente le droit distancié, qui tente de démêler les faits et les consciences.