L’Histoire, La Mort et son frère

La Mort et son frère, K. Mani
Photo H.P.

Il y a quelques mois, j’ai lu La Mort et son frère, un court et impressionnant roman de Khosraw Mani, publié en 2020 chez Actes Sud.

Il s’agit du récit d’un attentat à Kaboul. Une roquette, un mort, et les ondes sentimentales, économiques et sociales qui s’étendent autour. La mort, presque quotidienne, vue sous une trentaine de facettes, avec ses pleurs, ses douleurs, son commerce, ses petits boulots.

Dans le roman, il s’agit d’un tout petit attentat, une roquette lancée par un terroriste qui manifeste sa haine de l’occupation occidentale, personne ne sait qui l’a lancée, entre les factions affreusement compliquées qui sont tapies dans le pays et le divisent, des morts qui passent dans le ronron des informations en Occident, avant la météo, les bouchons du week-end ou les antivax. Ces attentats surviennent plusieurs fois par semaine. Une routine tragique. Souvent, on ne parlait même pas ici de ces attentats comme si le petit nombre de morts justifiait le silence autour d’eux. Khosraw Mani rappelait leur insupportable poids qui tisse la réalité à Kaboul.

De temps en temps, aux infos, les morts étaient beaucoup plus nombreux, les télés s’agitaient davantage, car le désir de tuer avait été horriblement ciblé - un hôpital, une école, un marché. Tantôt c’est une roquette comme dans La Mort et son frère, tantôt c’est une voiture piégée, tantôt c’est un attentat-suicide, un terroriste qui se jette sur une cible en actionnant sa ceinture d’explosifs, tueur tué pour tuer. Multiplication macabre. Sang rouge ou violine.

Hier, c’était tout cela à la fois, plus de 85 morts dont au moins 13 marines, des dizaines de blessés, l’angoisse de la fin des rapatriements, les contrôles, les gens qui fuient avec un sac dérisoire à la main, les enfants aux yeux stupéfaits, c’était comme une sorte de gouffre historique : il restait encore cinq jours pour remballer ce qui reste de la coalition des États-Unis et de l’OTAN, invincible armada partie pour venger les attentats du World Trade Center (11/09/2001) avec « une mission », terme affectionné par les présidents des USA et de leurs alliés, celle d’extirper le terrorisme [1]. Mission accomplie ?

Démenti épouvantable : on a seulement changé de terroristes, aujourd’hui, c’est Daesh qui a « revendiqué », touchant à la fois les Américains et les nouveaux maîtres de Kaboul : les fragments de l’État islamique - détruit en Syrie/Nord Irak et à quel prix -, en veulent à mort aux talibans ; ceux-ci ont à leurs yeux pactisé avec les Occidentaux en signant les accords de Doha l’année dernière, pour récupérer l’Afghanistan à leur seul profit, au lieu de livrer une guerre sainte universelle. Tuer, toujours tuer.

On ne saura pas ce qu’il y avait de haine, de peur, ou de joie, dans la tête des deux types de Daesh, partis actionner leurs ceintures d’explosifs près de l’aéroport et de l’hôtel Baron, et se répandre en lambeaux, en faisant en même temps un carnage d’Afghans et de militaires américains qui veillaient difficilement à un rembarquement plus difficile encore.

Vers 23 h 30, j’ai, sur mon écran, vu arriver Joe Biden dans un grand hall beige de la Maison blanche, décoré d’un faisceau de drapeaux.
Il a parlé d’un jour et d’un mois si triste (Sad Day, Terrible August) et partagé la peine des familles touchées [2].
Il a parlé des intérêts de l’Amérique et de l’OTAN, et de ceux des talibans, qui tout d’un coup se joignaient, autour de la sécurité attaquée.
Il a rappelé qu’il était le 4e président des USA à s’occuper de ce front moyen-oriental, qui a dévoré des hommes et des centaines de milliards de dollars pour rien.
Il a assumé la responsabilité des pertes survenues pendant l’évacuation, tout en promettant de les venger auprès des commanditaires des attentats, désignant l’État Islamique qui venait de les revendiquer.
Il a assuré qu’il savait très bien où les trouver pour les détruire.
Je l’ai trouvé très touchant. Tout cela était triste, boule de neige sanglante qui ne cesse de dévaler. L’horrible Trump qui n’y est pas pour rien, twittait-il déjà ? Je ne sais pas trop ce que devaient penser Obama et George W. Bush depuis leur propre canapé.
L’image de l’Oncle Sam avait du plomb dans l’aile.

Comment ne pas avoir l’impression que quelque chose de l’axe des puissances et des rapports de force est en train de tourner, que l’Afghanistan se comporte décidément comme une sorte de « trou noir » cosmique, espace capable de digérer les empires, où sont venus tour à tour patauger l’empire russe et l’empire britannique au XIXe et au XXe s., puis l’Union soviétique entre 1980 et 1990, et aujourd’hui, depuis 2001, les États-Unis et l’OTAN donc l’Europe. Trou noir aussi pour ses propres habitants, qui font tous les frais de ces appétits.

J’écoutais tristement le ton profondément affecté de Joe Biden, le ton de quelqu’un qui sait qu’il est en train de dire, le plus simplement possible, sans effet de manche, des paroles proprement historiques qui plantent une pancarte implacable sur l’état du monde.

Compression temporelle : cela m’a rappelé un autre discours, entendu autrefois, où j’ai compris qu’il y a des moments et des mots graves aux conséquences irréversibles. Il s’agit du discours de Paul Reynaud, le 9 juin 1940, je crois, annonçant que les États-Unis ne nous viendraient pas en aide dans la débâcle face à l’armée allemande. Je l’entends encore. J’avais 7 ans, mais les attitudes et les expressions accablées des grandes personnes autour de moi, m’on fait comprendre que l’Histoire existait, et que, par moments, elle-même tournait une page, en direct, à la radio.

Notes

[1On se rappelle que ces attentats ont été ourdis par Al Qaida, organisation alors dirigée par Oussama Ben Laden, Saoudien réfugié en Afghanistan, ce pays étant lui-même aux mains du régime taliban depuis 1996.

[2Morts, ils sont morts et le resteront, héros ou non.