Bouchées doubles Le Joli Mai, 7

Dans le réel, on ne va pas plus vite que la musique. Ainsi, aujourd’hui, c’est le 17 mai 2020. Je ne sais même pas de quoi il sera fait.

En revanche, dans le récit du passé, on peut appuyer sur le champignon, hâter les événements, faire des impasses, des coupes : c’est pourquoi, au cinéma, les guerres ou les fins du monde sont si intéressantes, ramassées, pas de temps morts. Juste l’essentiel, les points d’étapes. Le décisif.

Donc le printemps 1940 : aujourd’hui, trois dates, sans plus aller donner de la potée aux lapins, sans plus apprendre à poser de rustine à la chambre à air de mon vélo bleu sous la direction avisée de Claudine qui sait tout faire, sans plus faire d’analyses grammaticales, sans plus aller contempler les salamandres sous le robinet du jardin, sans plus longtemps jouer à la balle.

Blandans, vendredi 28 mai 1940, on vient de finir un repas, je ne sais pas lequel, petit déjeuner ou déjeuner, la radio ronronne, tante Paulette est armée de son joli petit balai courbe pour ramasser les miettes.

Soudain, elle le brandit , elle l’abat violemment sur la table, il se casse - raccourci d’un bon tiers - pendant qu’elle s’écrie « Le Roi des Belges est un cochon ».

Quoi ? Un roi, un cochon ? Le ciel se fracasse. Ne pas oublier qu’on est une famille royaliste ! D’accord, c’est ce Léopold III dont on a dit maintes fois qu’il fallait s’en méfier à cause de la mort de la Reine Astrid, on sait ça par cœur, mais tout de même, la violence de la parole, le morceau ébréché du balai dont on se servira encore des années, témoin de l’instabilité des choses, de la réalité de la trahison, resteront toujours dans mon esprit. Ne compter sur rien. Léopold III a capitulé ce jour-là, il a cessé de faire plus ou moins semblant de se battre avec les Allemands. Un cochon, un traître, un salaud, les injures volent dans la grande pièce. Le monde est décidément à l’envers.

Blandans, quelques jours plus tard, le 9 juin, on est toujours dans le grand salon, il fait chaud, et c’est toujours la radio, mais la scène se passe avant dîner, cette fois-ci : Paul Reynaud, d’une voix dont je saisis parfaitement l’inquiétude, le ton étouffé et plat, annonce que les Américains n’enverront rien ni personne. Tête consternée des grandes personnes. Car depuis que le roi des Belges a capitulé, les Allemands ont approché à grand pas, ils sont tout près de Paris. « Tu vois, ils nous lâchent, je te l’avais bien dit », Roosevelt n’est pas déclaré être « un cochon », mais je sens que la déception est plus grande encore que la colère, c’est le règne de la tristesse et du dégoût.
Le clou s’enfonce dans ma tête, à la guerre, on ne doit compter sur personne. J’apprendrai assez vite que ce n’est pas seulement à la guerre, cette maxime s’applique toujours et partout, on ne peut compter que sur soi.

Le 15 juin, vers le soir, toujours aussi beau, toujours aussi chaud, on voit arriver par la route, sous la haie de thuya, une grosse voiture inconnue chargée de valises sur le toit, d’où sort une dame blonde et affable, elle vient des environs de Besançon (de Torpe-Boussières, exactement, où je ne passerai plus jamais sans penser à elle), avec ses enfants, sa mère, une vieille voisine, un chat dans un panier, la voiture est pleine, c’est une vraie réfugiée, en chair et en os, pas une photo de magazine, pas ceux qu’on a vus sur la grand-route l’autre jour, elle fuit les Allemands, elle demande l’hospitalité pour la nuit, c’est la gendarmerie qui l’envoie, puisque la maison est grande. Bonne-Maman lui dit, « Mais oui, sauf qu’on ne sait pas très bien ce qu’on va faire nous-mêmes ». Ah bon ?
« Installez-vous Madame », on les met dans les pièces au-dessus de la grande cuisine, le long du grand couloir qu’on avait baptisé depuis quelques mois, le couloir de Dantzig. On propose des draps, elles ont un pique-nique.
« Alors, bonne nuit, à demain. »