Espace en crise Chronique d’un printemps 22

Paris, dimanche 5 avril 2020

Il faut des masques, paraît-il. Je pense que ce revirement officiel ne serait utile que si on avait suffisamment de masques chirurgicaux. Ce qui n’est pas le cas, comme chacun sait. S’il faut les bricoler en pliant des tissus extirpés de mes vieux tiroirs, comme j’ai vu faire à la télé hier soir, merci bien. Je n’ai pas de visière de moto. Je n’ai pas d’élastique et les magasins sont fermés. Je n’ai pas les yeux pour coudre ni la foi pour grenouiller sur les forums. Les vieilles recettes du temps de la guerre, réutilisez vos vieux rideaux etc., c’était déjà comme ça à Atlanta dans Autant en emporte le vent pendant la Guerre de Sécession, et, dans le cahier de recettes de Maman, à Blandans pendant la Deuxième guerre mondiale, les cakes au beurre sans beurre, et le savon sans savon, je connais aussi, j’ai donné, je peux redonner. De cela je peux rire et même m’y faire peu à peu.

Bien plus grave : l’attestation qu’il faudrait charger à partir de demain sur mon portable, au lieu de l’attestation papier. Pendant deux mois, l’opposition et beaucoup de râleurs nous ont bassinés avec les Coréens du Sud, Taiwan et Singapour, en nous vantant leurs masques et leurs portables qui permettent de les « tracer ». Tracking bien-aimé contre Liberté chérie ? Je veux bien croire ce qu’on me dit, qu’on ne prendra pas nos données, oui, ceux qui nous gouvernent en ce moment, peut-être, mais après ?

Je jette un coup d’œil à la Hongrie d’Orban où c’est chose faite.

Avec une inquiétude certaine, je regarde monter à toute vitesse et ouvertement la mise en place de la société dépendante, réglée et sous-filet dépeinte dans tous les films d’anticipation depuis quarante ans.

Blandans, vendredi 5 avril 1940

Il y a 80 ans, question espace, on était loin de tout cela à Blandans, on avait la chance d’en avoir à revendre et on l’utilisait à fond : j’y ai appris à aimer changer de décor, non seulement on changeait les meubles comme je l’ai dit hier, d’emplacement du lit dans la chambre, bien sûr, mais on changeait aussi de chambre ... En 1940, je n’en avais pas l’initiative, mais je voyais les grandes personnes pratiquer cela, et je participais activement. Tante Paulette a peu changé, se contentant de réinstaller une partie de son très grand cabinet de toilette en chambre, pour laisser la sienne devenir un petit salon ; Bonne-Maman a changé plusieurs fois de chambre, mais elle s’est toujours établie dans les pièces du premier étage ; Maman et Paulette envahissaient parfois le second étage. Claudine et moi dormions dans la même chambre, celle laissée par la mort de mon grand-père en 1938, on se contentait de faire valser nos lits et la commode. Nous n’avons eu une chambre chacune que vers 1944, c’est moi qui ai émigré [1].

La maison avait deux étages, tournés vers le sud et l’ouest, plus deux chambres en mansardes et une tour qui donnaient à l’est ; dans la tour, on mettait généralement les invités. Les pièces étaient très grandes, on pouvait se permettre ces permutations, ces glissements, ces nouveaux réveils par rapport à l’orientation, au soleil, à la nuit ; on avait l’habitude de ne jamais fermer les volets, donc, selon qu’on couchait à l’ouest - en gros dans la direction du village de Plainoiseau -, on voyait l’ombre du grand platane, ou bien on entendait le bruit de la fontaine municipale qui coulait dans le chemin, plus bas, si on dormait à l’est du côté de Ménétru.

Notes

[1En quinze ans de vie à Blandans, j’ai fini par dormir successivement dans toutes les chambres.