Du sens ? Chronique d’un printemps 23

Paris, lundi 6 avril 2020

Faut-il raconter, ce matin, ce que nous savons tous. C’est-à-dire que nous ne savons pas grand-chose, qu’on apprend au jour le jour sur le virus et la maladie. Je constate que les journalistes des chaînes françaises sont sottement impatients, qu’ils peinent à prendre le tournant qui consisterait à informer sans cherchent à pousser à la faute leurs interlocuteurs et à faire de la politicaillerie. J’écoute surtout Radio France internationale, (RFI), pour sortir du ronron des questions purement hexagonales. Excellente radio. Je lui fais de la pub. Les correspondants ont le sens de l’info, qu’ils cherchent à mettre en valeur, au lieu de se mettre en valeur eux-mêmes en priorité. Et sur RFI, l’humoriste nigérien, Mamane, est critique et drôle, bien loin du pénible « esprit » de France Inter.
Hélas, on ne reçoit pas RFI partout en France.

Ah, oui, hier soir à la télévision, la reine d’Angleterre, en vert espérance, a parlé cinq minutes depuis l’immense château de Windsor où elle est confinée, si ce mot a un sens physique, dans des milliers de tours, de salons, et de couloirs. Blandans y tiendrait des centaines de milliers de fois, et les bidonvilles qui composent la moitié de Kinshasa n’y ont plus de sens du tout. Il n’empêche, le confinement moral existe. Elle est coincée là et elle est comme moi, elle se rappelle 1940. On l’a même vue, illustrée par une vieille actualité où elle est avec Margaret enregistrant un discours à l’intention des enfants réfugiés de juin 1940. Elle est née en 1926, comme ma sœur Paulette, avec qui je regrette tous les jours de ne pas pouvoir parler de cette pandémie si surprenante. En fait, incroyable.

Blandans, samedi 6 avril 1940

Deux meubles ont toujours résisté à notre goût du déménagement.
 D’abord, l’énorme meuble de la grande salle à manger, au rez-de-chaussée, un monument alsacien, style Renaissance, à peu près carré, pas loin de 4 m x 4 m, qui atteignait le plafond, et qui contenait de mon temps, la vaisselle ordinaire et de gala. De belles porcelaines et des faïence plus banales. Les assiettes roses de tous les jours, achetées à Lons, chez Charpillon, siégeaient au premier étage du meuble. Plus haut, s’alignaient des assiettes qu’on sortait rarement, certaines décorées de tulipes, d’autres à la chinoise avec de paysages bleus, d’autres blanches avec un cercle doré, services complets, douzaines d’assiettes creuses et plates, assiettes à dessert, soupières, plats de toutes tailles, saucières etc. Il y avait aussi des lignes de verres à pied, des coupes, des flûtes etc. Des restes de grandeur et d’une vie disparue. Depuis la mort de mon grand-père, on n’utilisait plus du tout cette pièce.
La dernière fois qu’on s’en était servi, sans doute deux ans plus tôt, était pour un grand déjeuner avec plein de curés du coin, pour fêter les noces d’or sacerdotales de l’un d’eux (ma famille était désespérément conservatrice, à l’époque). Paulette et Claudine m’ont toujours raconté, que placée en bout de table, j’avais bu du vin comme un trou, pour la première fois de ma vie, que j’étais sortie de table dans un état des plus joyeux et que j’avais fait des dessins au crayon rouge toute la journée. C’est vrai, j’ai le souvenir d’un grand plaisir, de beaucoup de brouhaha et vaguement de mes dessins rouges.
Beaucoup plus tard, à la mort de ma grand-mère en 1955, on s’est partagé des bribes de ces grandeurs, qui ont émigré, par petits morceaux, chez mes sœurs et chez moi, ou sont essentiellement restés chez mes cousins à qui passait la maison. Trésor désossé. Mais le meuble est resté sur place. Il avait été, paraît-il, un meuble d’église. Comment et quand a-t-il été apporté à la maison ? Les étages devaient en être démontables. Mais la structure de bois était si épaisse, si lourde, qu’on n’y a jamais touché. Il est encore, en 2020 à la même place que dans la nuit des temps.

 L’autre meuble qu’on n’a pas touché, du moins de mon temps, était une grande armoire qui appartenait à Tante Paulette, elle était dans ce qui était devenu le petit salon, se détachant sur le papier peint façon toile de Jouy. Elle l’avait apportée de Dunkerque, où elle habitait du temps de son mariage. On y voyait, difficilement, dans l’intérieur d’une des portes, une inscription incisée très finement, très légèrement - il fallait la regarder sous un jour frisant, s’il y avait du soleil, le matin uniquement - avec une première lettre majuscule très ornée, genre gothique allemand, tout à fait surprenante : Merde.