Avec quoi écrit-on l’histoire ? Chronique d’un printemps 21

Paris, samedi 4 avril 2020

Un ciel bleu et un soleil brillant, il n’y a plus une traînée d’avion. Les jours se fondent les uns dans les autres.

J’ai fini Guerre et Paix. Pierre et Natacha, Marie et Nicolas, sont devenus des couples ordinaires de l’aristocratie russe des Années 1820, qui est aussi l’année de la naissance de mon arrière grand-père Victor Puiseux, je peux toucher du doigt cette époque dans ses bégaiements qui forment un immense paysage, une immense tapisserie en relief, à la fois figée dans le passé mais évolutive par le travail de la mémoire. Complexe avant tout. Dans le fond de leurs vies devenues ainsi ordinaires, une ombre est là pour toujours mais on n’en parle pas, la vie et la mort, le Prince André, les épreuves et la guerre, l’Histoire avec sa grande Hache [1] ou le quotidien qu’ils ont vécus l’un et l’autre en même temps et qui ont marqué leurs caractères comme on lit les sécheresses et les drames climatiques sur l’aubier des arbres.
Tolstoi philosophe assez longuement, dans les derniers chapitres de l’épilogue, sur un « qu’est-ce que l’histoire » : est-ce celle des hommes d’état, celle des peuples, celle des masses (il emploie le mot), celle des individus ordinaires ou de Napoléon en tant qu’individu, a-t-il eu un rhume à Borodino (oui, mais peu importe, dit Tolstoi) ? Ou, plus abstraite, est-ce l’histoire du pouvoir ? Il conclut à celle du ou plutôt des hasards et des conjonctions imprévisibles de toutes ces données citées jouant ensemble à l’aveugle ou consciemment. Je lui donnerais bien l’animation d’un plateau télé sur ce thème.

Penser à la prochaine lecture : l’agrément d’une liseuse, c’est que je ne suis pas en panne de livres, je peux commander tout ce que je veux, à tout instant. J’ai chargé hier les Mémoires de Guerre du Général de Gaulle, et L’étrange défaite de Marc Bloch, livres que je n’ai jamais lus, je me mets un peu dans la tête des grandes personnes de l’Année Quarante ; j’ai aussi, en réserve, Le premier homme de Camus, jamais lu non plus.

Le repos d’une journée s’impose sur tous les plans.

Projeter un mini-tour de santé sur le boulevard désert. De temps en temps, un petite voiture blanche de la police, un ou deux camions de livraisons, ce n’est pas encore l’heure des joggers qui remontent en soufflant dans l’air devenu plus léger. De temps en temps aussi, une ambulance et sa bande-son.

Blandans, jeudi 4 avril 1940

Ici, à Blandans, c’est jeudi. Jour de congé.

Nous ne savons toujours pas que dans la forêt de Katyn les agents du NKVD continuent à tirer systématiquement dans la nuque des 70 000 Polonais, qui tombent systématiquement dans les fosses ouvertes. C’est long, un par un, à quoi pense-t-on quand on fait cette besogne ?

Aujourd’hui, Claudine a posé son vélo rouge et suspendu les allers et retours à Voiteur dans son petit cours privé. Paulette délaisse ses feuilles de devoirs par correspondance, elle joue sans doute du Mozart, sur le petit piano droit que Tante Paulette avait acheté dans les années précédentes et qui passait sans difficulté de notre chambre à la grande chambre de Maman, avant d’être installé sur le palier du premier étage. La famille adorait « déménager », à chaque saison ou plus souvent encore, les pièces évoluaient, on changeait les meubles de place aussi facilement que de passer un chiffon-poussière dessus.

Mozart, pissenlits, lapins et compagnie. Et s’il fait beau, marelle dans la cour du garage. Avec le ciel dessiné en arrondi, à la craie, en haut des cases réglementaires, rectangulaires ou carrées.

Marelle
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Notes

[1Cf Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Denoël, 1975 "« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. Elle n’était pas inscrite à mon programme. J’en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps."