Fluctuat nec mergitur Chronique d’un printemps 20

Paris, le vendredi 3 avril 2020

Je n’ai jamais tant pensé à Georges Canguilhem [1] que ces temps-ci. Son ouvrage, Le Normal et le Pathologique, m’avait éblouie dans les années 80, où je l’ai lu pour préparer mes séminaires qui portaient sur la représentation de la médecine, des malades et de la maladie au cinéma. Philosophe et médecin, résistant de la première heure, ami d’Ignace Meyerson, de Jean-Pierre Vernant, Canguilhem analyse notamment, dans cet ouvrage ce qu’est la maladie comme accident dans la vie d’un être humain, son autonomie se perd, sa dépendance se crée. On voit comment la maladie le transforme, l’amène, bon gré mal gré, à changer ses normes, et souvent, à les changer en devant les baisser. C’est exactement ce qui nous arrive, à nous humains ordinaires, et c’est le contraire qui arrive aux soignants et aux différents gestionnaires de la crise sanitaire actuelle, qui dépassent leurs normes, leurs résistances et leurs actions.

Devant cette adaptation, devant la perte de mes habitudes, le changement de mes soucis et de mes plaisirs, je sens, chaque jour et à chaque moment de chaque jour, combien la crise sanitaire me rend d’humeur difficile à contrôler, passant de la relative sérénité à la trouille de ne plus jamais retrouver l’« état d’avant » ; je constate le même état d’esprit changeant chez tous mes amis et partout autour de moi, accroché à des étages différents de leurs personnalités.

Adaptation permanente. Petit baromètre tantôt raisonnable, tantôt déréglé.

Bref la devise de Paris, que j’ai choisie pour titre, me semble aujourd’hui un assez bon mot d’ordre. Le vaisseau s’agite (est secoué) mais ne sombre pas.

Blandans, le mercredi 3 avril 1940

Aujourd’hui, commence un évènement dont nous n’entendrons parler que plus tard, le massacre des officiers polonais, par milliers, en quelques heures et chacun d’une balle dans la nuque, dans les fosses de la forêt de Katyn par les agents du NKVD, ancêtre du KGB.

On ne le sait pas ce 3 avril 1940. On le saura assez vite pendant la guerre : je me rappelle très bien que les anti-communistes brandiront « les fosse de Katyn » au moment de Stalingrad. Pour l’instant, la France vit toujours sous le coup du pacte germano-russe de 1939.

De ces massacres de Katyn en cette année anniversaire de 2020, les circonstances et les images effroyables ont été rappelées sur diverses chaînes télé. Notamment sur Arte. Les Bourreaux de Staline sont encore disponibles en replay jusqu’au 24 avril 2020.

Dans ce printemps 1940, ce qu’on entend aux nouvelles, en revanche, c’est que les pays scandinaves, Danemark, Norvège, sont les points choisis en ce début de printemps pour les offensives hitlériennes. Pays à têtes couronnées - dont ma famille se préoccupe toujours -, les grandes personnes doivent commenter par-dessus ma tête les attitudes des familles royales. Se demandent-elles s’il faut s’inquiéter pour ici ? Je ne m’en souviens pas. C’est venu en mai.

Mais désormais, le « Rien à signaler sur l’ensemble du front » est bien fini, il y aura toujours des « mouvements » sur les divers fronts, les grandes violences commencent, la pétrification de l’hiver a cessé.

Notes

[1Georges CANGUILHEM, Le Normal et le Pathologique, Paris, Puf, 1966.