Victor Puiseux, 15. Les remous de la Guerre de 1870 1867-1871

Le rituel des vacances

Dans les trois années qui ont précédé la guerre - et nul ne se doutait qu’on vivait une « avant-guerre » - la famille a continué à passer ses vacances à la montagne. Elles sont plus ou moins résumées par André, le plus jeune de ses fils, dans un texte de 1913 (cf PDF infra) , où il évoque la beauté des paysages liée au souvenir de son père, avec pas mal d’émotion : « C’est à toi, mon père chéri, que vont mes pensées, quand sur les sommets, débordant d’enthousiasme, je me mets à parler tout seul au grand étonnement des oiseaux [1] ».

Il y avait la régularité des départs, les 4 enfants et leur père, vers les pentes, les pâturages ; ils ne s’y établissaient pas de manière statique, et, dans le même mois, ils se déplaçaient et changeaient de montagnes, d’hôtels et d’auberges, et de pays voisins, - Suisse, Italie, Espagne - . On pouvait passer du Dauphiné à la Suisse, des Vosges aux Pyrénées. On grimpait, on grimpait, on grimpait, avec son casse-croûte et son carnet à dessins, on herborisait, on glissait sur les pentes pour redescendre plus vite, bref, on n’arrêtait pas, quel que soit le temps. Le soir, on écrivait à Bonne-Maman Jannet. Des lettres dont on couvre tous les feuillets, en utilisant le papier dans tous les sens, sur le côté, en haut et en bas, pas un blanc qui subsiste, les enfant ajoutent des mots ou des impressions personnelles au grand récit que déroule Victor avec tous les détails, le soleil, la pluie, la couleur des fleurs, le brouillard, le réveil, le retour, les chutes de l’un ou de l’autre etc.

Le début de l’été 1870

En 1870, Victor vient d’avoir 50 ans, Louise a 17 ans depuis décembre, et Marie 16 ans, Pierre va fête ses 15 ans le 20 juillet, André court sur ses 12 ans.

La veille de l’anniversaire de Pierre, le 19 juillet, la France déclare la guerre à la Prusse, pour un certain nombre de raisons mineures ou majeures, dont la plus récente est le soutien de la Prusse à la candidature d’un prince prussien Hohenzollern au trône d’Espagne ; déclenchée par un télégramme légèrement trafiqué par Bismarck pour le rendre insultant - la fameuse dépêche d’Ems - , la guerre est « un coup de tonnerre dans un ciel serein ».

La Brèche de Roland
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Victor et les enfants étaient probablement déjà partis dans les Pyrénées (cf PDF infra) où, selon André, qui groupe les années 1870-1873, ils ont été d’ouest en est, ont parcouru le cirque de Gavarnie et escaladé la Brèche de Roland, puis ils gagnent les Pyrénées-Orientales, mis le cap sur le Canigou, autant d’excursions relativement faciles et de superbes paysages.

Où et comment ont-ils appris les premières défaites du début du mois d’août ? Car la ligne de front est presque immédiatement enfoncée : la charge vaine, presque suicidaire, des cuirassiers à Reichshoffen et la perte de Frœschwiller ont lieu le 6 août, les généraux font sauter les ponts pour enrayer l’avance prussienne, en vain, Borny-Colombey, Mars-la-Tour, Saint-Privat tombent le 18 août, début du siège de Toul le 16 août ; puis Metz est encerclé. Et enfin Sedan.

A. Deneuville, Les dernières cartouches
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Le bourg de Bazeilles [2] commence fin août un combat désespéré immortalisé dans un tableau de Deneuville, Les dernières cartouches, pour protéger Sedan toute proche, mais c’est en vain, et bientôt, voilà les deux sièges, autour de Metz et de Sedan, qui se durcissent, puis craquent.

La chute de l’Empire et le choix de Lectoure

Les troupes allemandes (Prussiens et leurs alliés, de plus ou moins bonne grâce, Saxons, Bavarois etc.) se dirigent vers Paris et vers le reste de la France, on entre non pas comme dans du beurre, ce beurre se défend, résiste, mais se laisse enfoncer toutefois, car la supériorité des troupes prussiennes est très nette.

Début septembre, la guerre malheureuse se double d’un coup de théâtre politique. Le 2 septembre, Napoléon III est fait prisonnier à Sedan et doit signer l’acte de reddition devant les généraux de Wimpffen et von Molkte au Château de Bellevue près de Sedan. Il est emmené en captivité près de Cassel [3]. L’impératrice Eugénie ne sera pas longtemps régente.

Le 4 septembre devant l’Assemblée
© Hérodote

Le 4 septembre, une foule parisienne envahit le Palais-Bourbon où siège le Corps législatif : des députés, dont Léon Gambetta et Jules Favre, se rendent à l’Hôtel de ville de Paris, ils y proclament la république. Un gouvernement provisoire, qui prend le nom de Gouvernement de la Défense nationale, est alors formé, par une dizaine de députés qui s’autoproclament et s’attribuent les portefeuilles, formant un petit exécutif, « la Délégation ».

Les Puiseux sont encore en vacances, dans ce début de septembre qui tourne au tsunami politique. Ils se sont arrêtés, en revenant des Pyrénées, chez leurs amis Boutan qui ont une maison de famille à Lectoure, dans le Gers, une petite ville thermale qui se trouve bien loin de la Loire, vers laquelle les armées d’Allemagne se rapprochent à grands pas. Et sans doute est-ce là que Victor prend la décision de rentrer à Paris et de laisser les garçons - les plus jeunes - à Lecture, sous la garde de la femme de son ami Augustin Boutan (1820-1900), professeur de physique et proviseur du lycée Saint-Louis - celui où sont inscrits Pierre et André.

Ce proviseur est un ami, ils ont été à l’ENS autrefois ensemble, et les correspondances des années suivantes montreront que Pierre avait tissé des liens amicaux avec les fils et les filles Boutan. La légende familiale prétend que dans l’hiver, Pierre Puiseux (il a 15 ans !), en digne fils de son père, a remplacé brillamment le professeur de mathématiques du collège de Lectoure, momentanément absent.
Un des fils Boutan, Louis, fera, un peu plus tard, de la montage avec Pierre. Et c’est Augustin Boutan qui remettra à Victor Puiseux sa médaille d’officier de la Légion d’honneur en 1876, puisqu’il était lui-même titulaire de cette distinction.

Devant l’avance de l’armée prussienne, et avant que la région d’Orléans soit occupée, la « Délégation » du gouvernement provisoire quitte bientôt Paris pour Tours, où Gambetta, qui a une voix prépondérante et le double portefeuille de la Guerre et de l’Intérieur, les rejoindra en ballon, le 7 octobre, lorsque les communications seront coupées par l’avance allemande.

Retour à Paris

Tout s’est défait et passé si vite.
La lecture de la chronologie de ces quelques mois de guerre est stupéfiante : chaque jour, en août, septembre et octobre, on voit s’avancer en tache d’huile les troupes dirigées par la Prusse, qui gagnent une ou deux batailles par jour, vers le nord-ouest, l’ouest, le sud jusqu’à la Loire, puis avalent les défenses, villes et villages tombent les uns après les autres, de façon à resserrer les armées autour de Paris, devant les forts de la banlieue puis de la capitale. Comme une énorme mâchoire.

L’image en a été si forte, si impressionnante que dès la guerre et pendant des années après, les peintres ont représenté la plupart des combats, œuvres qui jalonnent à présent les murs du Musée d’Orsay, dont les images et les morts se répétaient, agrandis, sur les grandes toiles qui ornaient les panoramas, spectacle à la mode, préfiguration du cinéma, illustrant cette immense défaite, les incendies, les destructions, les morts, « les pauvres morts ». L’un de ces panoramas est encore en activité à Lucerne et illustre la retraite de l’armée du Nord, commandée par le général Charles-Denis Bourbaki (1816-1897), jusqu’en Suisse, après Sedan.

Panorama « Bourbaki » à Lucerne
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Les garçons garés à la campagne, loin des troubles physiques et politiques de la ville, Victor Puiseux rentre à Paris avec ses deux filles, le travail habituel l’attend. Si les cours de mécanique céleste à la Sorbonne reprennent normalement, l’Observatoire, lui, est sens dessus dessous ; Le Verrier, bien que chouchou du Second Empire, avait dû quitter son poste en février 1870, à la suite d’un dossier monté par treize astronomes [4], lassés de son attitude dictatoriale. Cette affaire a été racontée de manière très narcissique par Camille Flammarion dans ses Mémoires (1911). Le Verrier avait alors été remplacé par Charles Delaunay, qui sera directeur de l’Observatoire de 1870 à 1872.
Mais Le Verrier revient à la charge en 1873, et ne sera enfin remplacé qu’en 1877 par Ernest Mouchez. Victor Puiseux réintègre le Bureau des Longitudes qu’il avait quitté en 1868, - ses collègues estimaient alors que Le Verrier « avait lassé même la patience d’un Puiseux » [5] - avec la charge de la rédaction de ses tables, Connaissance des Temps. Un genre de travail qu’il semble sinon affectionner, du moins accepter et faire avec fidélité. Tout se passe comme si Victor Puiseux semblait avoir le goût d’être de plus en plus invisible, modeste, utile, efficace, défaut/vertu qui semble un peu sa marque de fabrique : Étienne Ghys, dans un récent ouvrage A Singular Mathematical Promenade où il consacre un chapitre à Victor, le souligne, ajoutant que, heureusement, l’alpinisme a honoré sa mémoire par le baptême de la pointe Puiseux dans le Pelvoux !

Par moment, c’est un peu agaçant de voir tous ses contemporains, Charles Hermite, Joseph Bertrand, Briot, beaucoup de ses anciens élèves de l’ENS et ses jeunes collègues lui passer devant, pour se carrer dans les meilleurs postes et les honneurs, y faisant la pluie et le beau temps. Lorsqu’il sort de sa réserve, c’est pour voler au secours de ceux qui se font évincer : ainsi on trouve la signature de Victor Puiseux, en 1867, au bas d’une pétition en faveur de son ancien élève Émile Mathieu, également élève et protégé de Gabriel Lamé ; comme lui, Mathieu avait été professeur à la Fac de Besançon. Mais une cabale le relègue au lycée de Nancy après qu’il ait été chargé de conférences une année à l’ENS. La pétition a été sans succès.

Un piège qui se contracte

Victor Puiseux et ses filles sont donc enfermés dans Paris, où le siège se déroule en plusieurs temps, vers un étouffement croissant.

A. Deneuville, Bivouac au Bourget
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Paris est encerclé le 19 septembre, de manière plus ou moins lâche tout d’abord et, tant que certains forts tiennent le coup, il est possible d’aller dans la banlieue, d’effectuer quelques petites sorties, de faire venir des provisions, on peut même prendre encore, en novembre, le train jusqu’à Nogent-sur-Marne. Mais les restrictions commencent à peser et les prix montent. On peut encore s’en échapper en ballon, depuis Montmartre, comme l’avait montré Léon Gambetta début octobre.

Le journal de Jules Claretie, auteur, historien, dramaturge, très lancé dans la vie parisienne, rend bien compte du changement de situation en décembre et début janvier, où les forts tombent les uns après les autres aux mains des Prussiens. Paris se transforme alors en souricière absolue, toutes les issues sont fermée, sous le contrôle ou sous le feu allemand.

A. Deneuville, La bataille de Champigny
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Au mois de janvier, ça chauffe sérieusement du côté du Boulevard Saint-Michel, où habitent Victor Puiseux au 81, et Henri Wallon, son oncle, présent, lui, au 95 et dont la famille est réfugiée en Normandie. Tous deux sont gardes nationaux et vont prendre leur tour de garde dans les forts, malgré leur âge (Victor, 50 ans, Henri, 57).

Le 5 janvier : les batteries prussiennes, tout juste équipées de nouveaux canons Krupp et positionnées à Meudon, Saint-Cloud et Boulogne, commencent à bombarder Paris : les premiers obus tombent rue d’Assas, rue des Feuillantines, dans le cimetière de Montparnasse et dans le quartier du Luxembourg.
Dans la nuit du 5 au 6 janvier, le bombardement touche le quartier du Panthéon, l’ENS, et le quartier du Val-de-Grace.
La nuit du 6 au 7, le quartier de Grenelle est touché, et les bombardements continuent sur le quartier de l’Observatoire.
Le 7 janvier, le viaduc d’Auteuil est frappé à son tour, l’hôtel des Invalides aussi, bien que transformé en hôpital.
Le 9 janvier, cinq cents obus tombent dans et autour du Jardin du Luxembourg.
Ça fait du bois de chauffage ? Non, il est bien trop vert pour brûler.

Sans doute Victor a-t-il du regretter maintes fois de ne pas avoir éloigné aussi ses filles, qui souffrent des restrictions et du froid. Il en a fait état à son élève Benjamin Billaud : « Ces deux jeunes filles ont été fortes et courageuses pendant la guerre. Ce sont elles qui ont pris ici toutes les précautions que pouvait nécessiter le siège » [6]. Elles l’ont payé cher.

« Nous mangeons de l’inconnu »

Une boucherie en 1871
© CREBES

Les prix montent vertigineusement. Le poulet qui était déjà grimpé à 10 F le kilo en septembre atteint 45 francs en janvier [7]. On abat les animaux du Jardin des Plantes, que, de toute façon, on ne peut plus nourrir. Les grands restaurants parisiens en servent des morceaux - civet de kangourou, côte d’ours, chameau à l’anglaise - finement cuisinés. La trompe d’éléphant se vend à 40 F la livre. Les chats ont passé depuis un bon moment à la casserole. On piège les rats pour les vendre (2 francs le rat).

Dans les cuisines bourgeoises et populaires, on crève de faim. Victor Hugo : « Ce n’est même plus du cheval que nous mangeons. C’est peut-être du chien ? C’est peut-être du rat ? Je commence à avoir des maux d’estomac. Nous mangeons de l’inconnu. » (Choses vues, 30 décembre 1870).

Gardes nationaux servant une batterie
domaine public

Les habitants crèvent aussi de froid, ni bois ni charbon ne pénètrent dans Paris, les rues sont noires dès la tombée de la nuit : l’éclairage au gaz est coupé. Henri Wallon et Victor Puiseux vont prendre leur garde dans le noir complet, dans les limites du couvre-feu (6 h - 18 h). Pas de nouvelles des réfugiés : on échange quelques rares lettres sur papier pelure par les pigeons voyageurs que les Prussiens descendent le plus souvent à coup de fusil. On a même essayé le portage par chiens, qui ne sont jamais revenus. Les ballons : c’est fini, ils se font aussi tirer dessus.

Papillon de nuit halluciné et bourré de désir dans ce monde lugubre, Arthur Rimbaud erre dans le triangle Charleville - Paris - Douai - Paris - Charleville.

Je ne connais pas les sentiments de Victor Puiseux. Il parvient à assurer des occupations disparates et fatigantes : il est tour à tour, dans la journée et dans la semaine, garde national, professeur de mécanique céleste à la Sorbonne et astronome, les pieds sur terre et la tête dans le ciel, finalement comme toujours.

L’armistice, la Commune et le second siège de Paris : « La grande ville a le pavé chaud »...

Déja, à Lyon, Marseille, Toulouse, les républicains radicaux avaient organisé, en décembre, des « communes », pour protester contre la politique du gouvernement provisoire, qui, de Tours, s’est réfugié à Bordeaux. Finalement, ce gouvernement provisoire prend le parti d’arrêter les combats, contre l’avis de Gambetta [8], qui est partisan de la guerre à outrance, et dans le sens de Thiers qui préconise l’armistice au prétexte que plus le temps passe, plus les Allemandes seront exigeants et plus les destructions seront importantes.

Carolus Duran, La mort d’Henri Regnault à Buzenval, 19/1/1871
Musée de Lille, domaine public wikipedia

Le 19 janvier, une dernière et désastreuse sortie à Buzenval entraîne les pourparlers.

L’armistice est signé le 28 janvier 1871, à Versailles, entre Jules Favre pour la France et Bismarck pour l’Allemagne, dans la Galerie des glaces comme chacun sait : je ne vais pas, dans cette chronique, refaire l’histoire, fort bien documentée et bien trop riche pour se faire ici en trois phrases. J’indique juste comment la capitulation de Paris, l’armistice et la Commune prennent Victor Puiseux de biais, puis en pleine figure.
D’abord, sans doute, un soulagement de la fin du siège, l’arrêt des bombardements et des nouvelles des réfugiés, la circulation des lettres non cachetées est autorisée. Le couvre-feu demeure.
La Commune instituée le 18 mars, dans un mouvement insurrectionnel, va dominer la ville jusqu’au 28 mai 1871. C’est reparti pour un second siège de Paris, cette fois organisé par le gouvernement « d’ordre » né des élections législatives du 8 février, installé à Versailles, sous la présidence d’Adolphe Thiers.

Pierre Olivaint

Je doute que Victor ait partagé les sources idéologiques diverses, extrêmes, des animateurs de la Commune, mélange détonnant de communisme, anarchisme, égalitarisme, grandeur d’âme - ; ses propres idées politiques sont - j’en ai déjà parlé à propos de 1848 - conservatrices quoique chrétien social.

Qui plus est, il va perdre un ami très cher. Victor Puiseux a connu Pierre Olivaint (1816-1871), lors de leurs années d’études à l’École Normale Supérieure, et, ensemble, ils ont fondé un cercle catholique de Saint-Vincent de Paul en milieu étudiant [9]

Attiré par les idées de Lacordaire et par les idées du socialisme évangélique, Pierre Olivaint avait abandonné un carrière d’universitaire (lettres) et commencé son noviciat en tant que jésuite. Professeur dans un collège de la rue de Vaugirard, il a également travaillé avec l’abbé Planchat, sorte de précurseur des prêtres ouvriers. Pierre Olivaint et Victor Puiseux se voient sans doute souvent. C’est dans la résidence des jésuites de la rue de Sèvres qu’il a été arrêté le 6 avril 1871 et fusillé pendant la Semaine sanglante, le 26 mai 1871, à Belleville avec une cinquantaine d’autres otages, issus des milieux catholiques dont la Commune se méfiait, souvent à juste titre, parfois sans raison ou à tort.

Edouard Manet, Guerre civile 1871(lithographie)
domaine public sur Wikipedia

L’hiver et le printemps 1870-71 sont durs pour Victor Puiseux comme pour tout le monde, les Français entament la longue marche de la défaite, les pleurs sur les blessés et les morts de la guerre franco-prussienne et de la guerre civile, les 5 milliards de francs-or à payer à l’Allemagne (200 millions pour la seule ville de Paris), la perte de l’Alsace et de la Lorraine, l’effroyable répression qui suit la reprise de Paris par les troupes versaillaises qui laissent ensuite crever les enfants prisonniers dans des camps à ciel ouvert à Versailles, les procès iniques, les déportations, les exécutions : bref toute l’horreur qui fait que, à l’abri du temps, on est évidemment communard. Victor Puiseux ne l’a pas été, il a dû dépenser beaucoup de son temps en travail et en prière pour les morts de tous bords, je suppose. Et nul doute qu’il a cotisé pour la construction du Sacré-Cœur.

Enfin !

Enfin, voilà le retour de l’été, juin, juillet, il n’y a guère d’apparence de paix civile dans les rues. Car Paris est ravagé, les ruines s’amoncellent, au milieu des incendies à peine éteints, les débris des barricades, les monuments immenses - Tuileries, Hôtel de ville - ont été incendiés et fracassés, de nombreux immeubles éventrés, les archives sont en grande partie détruites. Le désespoir des rêves écrasés règne lourdement, dans un esprit de vengeance ou au moins de revanche, les Communards contre les Versaillais, les Français en général contre les Prussiens. Le monde ne ressemble plus en rien à celui de l’année précédente, à cent mille années-lumière de la rutilante Exposition universelle.

Ira-t-on encore cueillir des fleurs et boire l’eau des glaciers dans les Alpes [10] ?

C. D. Friedrich, Voyageur au-dessus de la mer de nuages
E. Ghys

Le 14 juillet, lors de sa séance - ce n’est pas encore la fête nationale -, l’Académie des sciences élit Victor Puiseux membre de l’Institut, au fauteuil de Gabriel Lamé qui vient de mourir. Élection à l’unanimité : depuis le temps que les autres lui passaient devant, ils lui devaient bien cela.

Joseph Bertrand raconte cette élection dans ces termes, qui disent tout :
Lorsque nous perdîmes en Lamé le plus célèbre représentant de la Physique mathématique, l’élection de Puiseux ne pouvait plus être retardée : l’Académie avait besoin de lui. Ses éminents concurrents, dont trois déjà sont nos confrères, en s’effaçant devant l’ancienneté de ses titres, s’inclinèrent devant son grand mérite. Sur cinquante-cinq votants, Victor Puiseux obtint cinquante-cinq suffrages. Un amour-propre judicieux pourrait se plaire à retarder une élection pour la rendre aussi triomphante, mais l’amour-propre n’est jamais judicieux et la modestie de Puiseux était sincère.
Toujours égal dans son dévouement et son zèle, quand une étude s’imposait à l’Académie, entre ses confrères également préparés, Puiseux se trouvait toujours prêt ; quand chacun, retenu par ses propres travaux, sacrifiait une partie de son temps, s’il le fallait [11], Puiseux donnait le sien purement et simplement. Les calculs étaient rapidement faits et de main de maître. Jamais Puiseux ne s’en fit honneur. Son travail, si ses confrères avaient gardé le silence, serait resté l’œuvre commune.
 [12].

Enfin, donc, une reconnaissance, exprimée, des collègues. C’est moi qui dis Enfin, je ne pense pas que Victor l’ait pensé une seule seconde, trop affable et discret pour cela.

Marie est malade

Marie Puiseux, vers 1868
HP Album RP/MD

Lorsque Victor a récupéré sa famille, Marie ne devait déjà pas aller très bien : cette jeune fille, qui a eu 17 ans, le 18 décembre 1870, qui a subi les difficultés du siège, le froid, la mauvaise alimentation, tousse souvent, elle a une petite fièvre, pas d’entrain, son visage que les photos un peu vieillies et « piquées » d’humidité n’enjolivent pas, devient triste, inquiet et pointu. Les vacances ont peut-être eu lieu à la campagne ou à la mer dans la famille Wallon, ou à la montagne, mais laquelle ? Ou nulle part ? L’histoire ne le dit pas. Les Puiseux ne parlent pas volontiers de ce qui les gêne.

En fait, Marie est tuberculeuse. À l’époque on ne dit pas cela, on dit qu’elle est fatiguée depuis un méchant rhume qui tourne à la maladie de langueur. Poitrinaire, phtisique : ces mots sont autant de condamnations à mort ; le bacille de Koch n’est pas encore découvert et moins encore les antibiotiques ; car de fait, Marie est malade comme Chopin, comme Lautréamont ou les sœurs Brontë, comme la Dame aux camélias, et tant d’autres au XIXe siècle, victimes le plus souvent jeunes, que les quartiers bourgeois ne protègent pas plus que les quartiers pauvres. Les cas de cette maladie se sont multipliés pendant le siège.
Les voyages dans le Midi, quand on peut se les offrir, ne servent à rien. Celui de Marie, à Menton, pas plus que les autres. Elle va le faire pourtant, en compagnie de sa grand-mère Jannet et de sa sœur aînée Louise : un peu avant le 12 novembre 1871 [13] , toutes trois partent prendre l’air doux de la Côte d’Azur, et y passer l’hiver 1871-1872.

André Puiseux, Hymne à la montagne

(À suivre)

Notes

[1Pierre Puiseux, Où le Père a passé..., Argo, 1928, Tome II, p. 167

[2La ville possède le Musée de la dernière cartouche, installé dans la maison où se déroula cet ultime combat.

[3En mars 1871, Bismarck permettra qu’il rejoigne sa femme et son fils à Londres, où il mourra le 9 janvier 1873.

[4cf Anne-Marie Décaillaut-Laulagnet, thèse de doctorat en Histoire des mathématiques, Paris V, 1999, Edouard Lucas 1842-1891), : le parcours original d’un scientifique français dans la seconde moitié du XIXe siècle.

[5cf Charles Wolf, Le Centenaire de l’École normale (1795-1895) : Édition du Bicentenaire. Paris : Éditions Rue d’Ulm, 1994.

[6cf Benjamin Billaud, Mémoires et variétés, Victor et Pierre Puiseux, sl, sd, p. 3.

[7Un professeur de l’enseignement supérieur touche environ 7 000 francs par an.

[8Mis en minorité, Gambetta donne sa démission et quitte momentanément la France le 6 février 1871.

[9Ce cercle aura des prolongements assez influents au XXe et même XXIe siècle, comme le montre David Colon, dans un mémoire de DEA dirigé par Jean-Pierre Azéma en 1996, sur La Conférence Olivaint.

[10Un très grand merci à Étienne Ghys - ENS Lyon, CNRS - qui m’a rappelé la proximité de ce tableau avec mon arrière grand-père.

[11C’est J. Bertrand qui souligne.

[12J. Bertrand, « Éloge de M. Victor Puiseux, lu dans la séance publique de l’Académie des sciences, le 5 mai 1884 », in Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques, 2e série, tome 8, n°1, p.233.

[13Lettre de Victor Puiseux à sa cousine Marie Wallon, religieuse sous le nom de Sœur Thérèse de Sales dans l’ordre de la Visitation à Paris, en date du 12/11/1871.