Victor Puiseux, 16. Des poumons en papier de soie

Comme la jeune vierge héroïne de la légende russe que Stravinsky magnifiera des années plus tard dans Le Sacre du printemps, les deux filles Puiseux meurent chacune au printemps, à deux ans d’écart.

Marie ouvre le bal

Une lettre de Victor Puiseux à son sujet est conservée, elle date du 12 novembre 1871. Elle est adressée à Marie Wallon (1840-1904), sa cousine, entrée dans l’Ordre des Dames de la Visitation sous le nom de Sœur Thérèse de Sales ; c’est la fille aînée du premier mariage d’Henri Wallon qui a longtemps résisté à l’entrée de sa fille dans un ordre cloîtré. Victor lui annonce que le départ de Marie pour Menton a eu lieu et lui demande de se joindre à ses prières : Veuillez demander particulièrement pour moi la résignation et la soumission à la volonté de Dieu, quoiqu’il arrive ; j’en aurai peut-être bien besoin ; car les médecins ne m’ont pas caché que l’état de Marie est fort grave.

Madame Wallon (dite Féfé) 1781-1874
© Fonds Wallon

Il la remercie de lui avoir donné une relique du Père Olivaint, son ami de jeunesse, jésuite fusillé lors de la Semaine sanglante [1].
Il ajoute qu’il a vu Madame Wallon mère, (dite « Féfé », âgée de 90 ans, et mère de Sophie Jannet) ; elle était attristée par le départ de sa fille et de ses petites-filles, mais elle « supportait cette nouvelle séparation aussi courageusement qu’on pouvait l’espérer ». Née en 1781, « Féfé », sous son bonnet vieux style XVIIIe, avait vu passer toutes les tempêtes depuis la grande Révolution, et vu mourir beaucoup de ses proches, souvent en pleine jeunesse, ne serait-ce que Laure et Paul Puiseux.

La Côte d’Azur commençait à être bien équipée pour recevoir les phtisiques qui venaient de l’Europe entière y chercher « le soutien d’une mourante vie », comme aurait dit La Fontaine [2]. Le premier sanatorium français, l’Hôpital maritime de Berck, a été construit en 1861 dans le Pas-De-Calais. La Côte d’Azur n’en offrait pas encore. Et des établissements de soins n’ont vraiment proliféré qu’après 1900, principalement en montagne.

Marie a passé l’hiver à Menton, en compagnie de sa sœur et de sa grand-mère ; elle y a eu 18 ans le 18 décembre 1871, et elle y est morte le 31 mars 1872 à 6 heures du matin.
Grâce à Antoine Schombourger [3], j’ai eu accès à son acte de décès, c’est Victor Puiseux qui a fait et signé la déclaration, avec, pour témoin, un inconnu de 23 ans, Louis Fornari, receveur municipal, sans doute un employé de la mairie ; l’acte n’indique pas à quelle adresse elle est morte : les trois femmes occupaient-elles un appartement « garni », comme on disait ? Une pension de famille ? L’hôtel ? Chez des religieuses ?

Mimosa
wikipedia

Victor Puiseux n’avait pas laissé Sophie Jannet et Louise face aux obligations et à la douleur, il était un père très aimant et très attentif. Il est sans doute venu les voir plusieurs fois et il a assisté aux derniers jours de sa fille : le train desservait Menton depuis 1869. On venait tout juste d’introduire le mimosa sur la Côte d’Azur, avec son feuillage découpé et si fin, ses fleurs jaunes duveteuses, éphémères et fragiles au parfum doux et un peu enivrant. Il aura peut-être expliqué à Marie - dernière leçon de botanique, comme autrefois dans les promenades - que le mimosa s’appelle Acacia dealbata et qu’il était un tout nouveau-venu, originaire d’Australie.

Non, non, ma fille, tu n’iras pas danser

Louise Puiseux (16 ans ?)
Album RP/MD

On imagine l’angoisse de la famille, lorsque Louise, revenue de Menton à Paris, a commencé, dans l’année1873, le cycle toux-fatigue-fièvre, voire hémoptysie.

Sa photo, vers 16 ans, la montre plus jolie que Marie, elle a un air plus sérieux que triste, et, comme sa sœur, elle est sagement boutonnée jusqu’au menton avec une petite croix qui dépasse d’un petit col blanc. Elle a vingt ans le 28 décembre 1873.
Cette fois, il n’y aura pas de voyage à Menton, on sait qu’ils sont inutiles. D’autant que Fébronie Wallon, qui est sous la garde de sa fille Sophie Jannet, est très malade, elle aussi (sans plus de précision).
Le mardi matin 21 avril 1874, une lettre de Victor à la même cousine Wallon, Sœur Thérèse de Sales, entrelace les deux mauvaises nouvelles, la grave dégradation de la santé de Louise et la mort de Féfé Wallon (93 ans).
Comme pour Marie, la lettre est tragiquement résignée, elle semble presque stéréotypée, tant les mots sont répétitifs pour masquer la cruauté de la situation et en enrober la douleur sous des formules d’acceptation et de soumission à une croyance extraordinairement forte :

Ma chère sœur,

« Ç’a été une grande consolation pour moi d’apprendre par vos lettres que vous priez et que l’on prie autour de vous pour la santé de cette chère enfant dont la santé est si gravement compromise ; les médecins ne m’ont pas caché que leur art est à peu près impuissant ; ainsi c’est bien en Dieu et en Dieu seul qu’il faut mettre toute notre espérance. Continuez donc à lui demander qu’il éloigne de calice, ou, si la Providence en a disposé autrement, qu’il me donne le courage d’accepter avec résignation cette nouvelle épreuve. »

« Ai-je besoin de vous dire, ma chère sœur, que mes inquiétudes pour Louise ne m’empêchent pas de ressentir bien vivement la perte de cette bonne grand-mère qui nous aimait tous et qui avait pour vous, vous le savez, une affection toute particulière. Avant-hier encore, comme on lui parlait de vous, elle répétait votre nom avec effusion. Sa piété, sa patience dans la situation si pénible où elle est depuis un mois, les secours spirituels enfin qu’elle a reçus à plusieurs reprises, tout doit nous donner la confiance qu’elle a trouvé grâce auprès du Souverain Juge. Nous ne manquons pas cependant, mes enfants et moi, d’unir nos prières à celles que toute la famille, et vous en particulier, adresse à Dieu pour elle. »

« Merci encore une fois, ma chère sœur, pour votre bonne lettre et pour les assurances qu’elle contient. Dites à ces Dames de la Visitation combien je suis touché de ce qu’elles font pour leur ancienne élève : Louise aussi leur en est bien reconnaissante. La pauvre enfant demande cependant à la sœur qui la soigne, si vraiment il fallait prier pour sa guérison ; elle est entièrement résignée à la volonté de Dieu et ne s’inquiète que de l’affliction que son départ causerait à ceux qui l’aiment. Que Notre Seigneur et sa Sainte Mère disposent tout pour le mieux et nous donnent de nous trouver un jour réunis là où est notre véritable patrie.
Votre bien dévoué cousin
V. Puiseux »

et puis une autre lettre :

Jeudi 7 mai 1874

« Ma chère sœur,

Louise vient de recevoir la Sainte Communion et l’extrême-onction ; veuillez joindre vos prières aux siennes et aux nôtres. Nous ne savons pas combien de temps Dieu la laissera encore en ce monde ; mais le médecin paraissait croire ce matin qu’elle ne tarderait guère à passer à une vie meilleure.

Adieu, ma chère sœur, je retourne auprès de ma chère malade
Votre tout dévoué parent
V. Puiseux »

Sur l’acte de décès de Louise (en ligne), dressé à la mairie du Ve arrondissement le 11 mai 1874, on lit qu’elle est « décédée ce matin, à neuf heures, dans son domicile, 81 boulevard Saint-Michel. » L’acte est signé par son père Victor Puiseux, cinquante-cinq ans, membre de l’Institut, chevalier de la Légion d’honneur (en fait, Victor Puiseux est dans sa cinquante-cinquième année, il vient d’avoir 54 ans le 17 avril 1874) et son grand-oncle Henri Wallon, député, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, officier de la Légion d’honneur. Le vocabulaire a légèrement changé : on n’écrit plus feue son épouse en parlant de Laure Jannet, mais son épouse décédée. Les signatures sont les mêmes, V. Puiseux en très légère pente ascendante, Henri Wallon, plus fleurie, plus importante.

Les filles de Léon

La mort des filles de Victor m’amène à parler de son frère, Léon Puiseux, que j’ai laissé en plan dans sa chère ville de Caen, marié à Françoise (ou Francine ?) Samson en 1846 et père de deux filles, Charlotte née en 1851 et Jeanne, en 1860.
Léon - agrégé d’histoire - avait enseigné trente ans à Caen, puis il était passé dans les cadres de l’Inspection d’Académie, et nommé à ce titre en 1869 à Tours, où il passe la guerre de Soixante-Dix. Nommé à Versailles en 1872, dans les mêmes fonctions, il devient bientôt Inspecteur général de l’enseignement primaire de la Seine : ainsi les deux frères, Léon et Victor, se sont retrouvés tous deux parisiens comme autrefois.

Jeanne Puiseux 1877
Album RP/MD

De sa carrière un peu terne, rien à retenir de passionnant, quelques ouvrages d’histoire normande, dont le Siège et prise de Rouen par les Anglais (1418-1419), Caen, E. Le Gost-Clérisse, 1867, in-8°, ouvrage couronné par l’Académie de Caen. Une collaboration régulière au Moniteur du Calvados (1863-1869) l’occupait beaucoup, et il était un membre actif de la Société des antiquaires de Normandie et de l’Académie de Caen.

Un triste évènement toutefois le ramène à la surface en 1872, car, l’année de son retour à Paris qui est aussi celle de la mort de Marie, sa fille aînée, Charlotte, meurt elle aussi à 20 ans. De quoi ? Je ne sais pas. Mais comment ne pas me demander si le bacille de Koch n’a pas traîné entre ces petites jeunes filles.

D’autant que Jeanne, la deuxième fille de Léon, va mourir, à son tour, à 17 ans, en 1877. Sur la photo, quelle différence avec les petites « cousines Victor » : Jeanne a l’air un peu triste mais elle a l’air d’une star. Les deux familles ne devaient pas avoir les mêmes goûts dans la vie ; Victor pétri dans son catholicisme, a sans doute trop entraîné et étouffé ses filles dans la piété extrême et les efforts.

Primevère
wikipedia

Pour autant, et quel que soit leur type de vie, en cinq ans, les quatre cousines Puiseus sont mortes à la fleur de l’âge, comme on dit. Chez Léon (1814-1889), il ne restera plus personne, branche « sans descendance » disent brièvement les arbres généalogiques ; chez Victor, restent les deux fils, Pierre et André, qui font des maths et assistaient encore, en 1872, au « catéchisme de persévérance », où l’on étudiait de manière approfondie les questions de dogme, de foi, des projets supposés être ceux de Dieu.

Voilà, les filles sont mortes : je redoutais d’écrire ce chapitre, étouffant, noyé dans la crainte d’un Dieu Juge que l’on remercie de vous infliger la souffrance, j’étais triste par avance de dire l’héroïsme ravageur de Victor. Maintenant, c’est fait, je vais le retrouver cachant ses larmes face à ses étudiants et à l’Observatoire en 1874, année d’un transit de la planète Vénus.

On n’entendra plus parler de Louise et de Marie, elles ne feront plus de promenades ni de prières, personne n’évoquera leur mémoire dans les récits d’ascensions d’ Où le Père a passé.... Elles sortent de ce « bas-monde ».

La belle-fille de Victor, Béatrice Bouvet, mariée en 1883 à Pierre Puiseux (et donc ma grand-mère, morte à 101 ans en 1963) a évoqué une fois devant moi ses deux petites belles-sœurs qu’elle n’avait pas connues - mortes douze et dix ans avant son propre mariage -. Elle m’en a parlé sans beaucoup de détails, genre « Les soeurs de ton grand-père sont mortes à 18 et 20 ans, de la tuberculose », je n’ai ni appris ni demandé ce jour-là comment elles s’appelaient ; mais avant de dériver sur les progrès de la santé, elle a ajouté d’un air pensif et légèrement supérieur, elle qui n’était pas une Puiseux : « Les Puiseux ont des poumons en papier de soie ».

(À suivre)

Notes

[1La conférence Olivaint, cercle d’étudiants et de personnalités catholiques, est fondée en 1874.

[2cf J. de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste.

[3Je remercie ici une fois de plus Antoine Schombourger, descendant d’Henri Wallon, qui m’a souvent aidée directement, et qui a dressé un arbre généalogique auquel j’ai souvent recours.