Faust, hélas ! Opéra de Paris (captation sans public)

J’ai détesté la retransmission de Faust, vendredi dernier 26 mars, sur France 5. [1].

Ce que j’ai trouvé odieux, c’est la nouvelle mise en scène, qui avait été confiée par Stéphane Lissner avant son départ à Tobias Kratzer, triste héritage. Kratzer s’est tellement mis en avant, tellement étalé dans sa volonté de transformer le cadre du livret, privant les scènes de tout sens, que, happée par ces images pour essayer de leur trouver un sens avec les paroles, je n’ai rien entendu, rien pu apprécier, ni de la musique de Gounod, ni du souvenir de Goethe dont le livret est inspiré, ni de la direction de Lorenzo Viotti, ni des chanteurs, qui, pourtant, je crois, ont été plutôt bons. Je les écouterai sur France Musique au concert du soir, le 3 avril à 20 h. débarrassée de ces sottes images qui les tuaient.

Tobias Kratzer a fait fort. Rien des indications des librettistes ou de Gounod n’a été respecté, tout est minutieusement vidé, détourné, massacré, des scènes inventées, des personnages (muets) ajoutés. Il a réussi à cumuler toutes les laideurs de notre siècle avec des tics déjà démodés de mise en scène, la mocheté des fringues soldées de H&M, le goût puéril des années 70 de montrer des gens à poil sur scène, il transforme Valentin et les soldats victorieux en bande de basketteurs brutaux et trafiquants, la scène de l’église a lieu dans le métro, les projections de vidéos vont bon train, où même le récent incendie de Notre-Dame est mis à contribution.

Dès la première scène, avant le pacte passé avec Méphistophélès, j’ai eu envie de fuir. Faust, vieux savant sur le point de se suicider (« Salut, ô mon dernier matin ») déplore sa vie austère de recherche philosophique vide, devenue inutile par la certitude acquise de l’absence de Dieu ; et moi, je voyais un vieux monsieur muet (la partie vocale était tenue en coulisses par Benjamin Bernheim, qui interprète Faust rajeuni par le pacte), en train de s’habiller avec un pantalon flou et un marcel, il ne chantait pas, il mimait une sorte de rage infantile, allongé en serrant les poings, pendant qu’une jeune femme nue sur un divan s’éveillait et tendait sa main pour qu’il lui remette une liasse de billet ; puis Méphisto débarque dans la bibliothèque avec des diablotins masqués, masque type chirurgical Covid ... qui se mettent à tout casser [2].

J’ai fui, et je revenais de temps en temps, de plus en plus effondrée par ce massacre à la tronçonneuse du mythe faustien qui se trouve ici absolument trahi par excès de transposition ou obscurci par les propres fantasmes de T. Kratzer.

Pourquoi s’acharner à rendre Gounod ridicule, déphasé : car chanter « Salut, demeure chaste et pure » et célébrer la beauté de la nature autour de la chaumière de Marguerite, devant les batteries de boîtes aux lettres métalliques et les armées de digicodes des HLM, devient grotesque. Et Marguerite dans le cabinet du médecin subissant une échographie ? Mein Gott !

La mise en scène de Jorge Lavelli de 1975 clignotait dans mon souvenir, si belle et simple, où des esprits chagrins s’étaient offusqués de ce que Marguerite ait étalé son linge dans son jardin [3].

Je fais partie des esprits chagrins de notre temps mais, loin d’être une question de pinces à linge, il n’y a plus rien qu’un délire prétentieux de metteur en scène omnipotent qui n’est pas arrivé à se raccorder avec le livret qu’il rend risible, moins encore à se joindre avec une pièce à la fois très romantique et philosophique, moins encore avec un mythe occidental né à la charnière du Moyen-Age et de la Renaissance.

À quoi joue Kratzer ? À rouler ses mécaniques aux dépens des autres ? Il s’en défend, sans être convaincant - on dirait qu’il parle d’autre chose ? - , sur le site de l’Opéra de Paris.
Qu’il ait envie de nous montrer sa vision de notre temps, et de l’idée de jeunesse, oui, bonne idée ; mais il serait honnête de commander à quelque compositeur un nouvel opéra au lieu de faire le coucou dans les opéras des siècles précédents - je crois qu’il a aussi joué avec Tannhäuser et d’autres, je ne suis pas sûre d’avoir très envie de les voir -. À trop vouloir décaper, Kratzer a tué le support. L’opéra, en ce moment, n’a pas vraiment besoin de cela.

Ah, j’oubliais : une fois encore, je me trouve en opposition complète avec Marie-Aude Roux, chargée des chroniques d’opéra dans Le Monde : elle juge ce travail « jubilatoire ». Le Monde, côté spectacles, tombe dans tous les panneaux, en ayant peur de rater le train. Sur Franceinfo, quelqu’un qui n’a pas dû souvent ouvrir Gœthe, a aimé et dit que Kratzer se « rapprochait » de Gœthe ?
Je ne suis pas seule à être mécontente ; Resmusica par exemple, livre une analyse très complète, dans un article drôle intitulé Marguerite’s baby, et de fait, l’échographie semble faire un clin d’œil au bébé diabolique du film de Polanski. .

Notes

[1Faust, de Charles Gounod, livret de Jules Carré et Michel Barbier fondé sur le Faust de Goethe. Avec Benjamin Bernheim, Ermonela Jaho, Christian Van Horn, Florian Sempey, Michèle Losier, Sylvie Brunet-Grupposo, Christian Helmer, Tobias Kratzer (mise en scène), Rainer Sellmaier (décors et costumes), Michael Bauer (lumières), Manuel Braun (vidéo), Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, Lorenzo Viotti (direction). Opéra Bastille. Retransmission sur France 5, vendredi 26 mars à 20 h 55 puis en replay sur Culturebox. Diffusion sur France Musique, samedi 3 avril à 20 heures.

[2Les chœurs aussi avaient des masques.

[3Lavelli adorait les draps qui flottent et les pinces à linge réapparaissaient souvent dans ses mises en scène.