« Roman » par Polanski L’intense condensé de notre temps

Un extraordinaire amour du cinéma et de la vie

Cet ouvrage est sorti une première fois en 1984 : Roman Polanski (trad. de l’anglais par Jean Pierre Carasso), est paru sous le titre astucieux de « Roman par Polanski », à Paris, chez Robert Laffont, 502 p. (pour la première édition).

Lorsque le livre a été réédité en 2016 chez Fayard, le cinéaste n’a alors rien changé à la première version des cinquante premières années de sa vie, il a seulement ajouté un court épilogue pour dire combien il est à la fois différent et le même que trente ans plus tôt, par le fait qu’il s’est marié avec Emmanuelle Seigner et qu’il a fondé une famille avec elle (deux enfants), se donnant une assise affective, donc une dimension relativement stable qu’il n’avait pas acquise auparavant. Il éclaire, de son point de vue, ses relations sexuelles y compris celles qui lui ont valu son arrestation et son procès en 1977.
Et puis, c’est vrai, il a trente ans de plus, je vois à peu près ce que cela donne comme point de vue sur sa propre vie, on la vivrait pareillement, mais on a une certaine tolérance et aussi davantage de sensibilité acquise dans les difficultés - et il ne lui en a pas manqué. Je le comprends de ne pas avoir envie de reprendre le collier pour écrire les années qui le séparaient, au moment de la réédition, de ce dur début des années 1980.

Je viens de finir le livre. Je n’en ferai ni un résumé, ni une analyse, je veux seulement dire combien et pourquoi il m’a frappée.

Polanski est un réalisateur considérable, couvert de gloire et de prix, il a provoqué des remous, je ne vais pas en faire la chronique, tout le monde a pataugé à un moment ou à un autre dans « l’affaire Polanski » ; ses ennemis aiment à la monter en forme de serpent de mer, j’en ai parlé déjà. Et il en parle dans cet ouvrage, les faits étaient tout frais. La réaction aux Césars de l’année dernière était une des circonvolutions dudit serpent de mer. Ma lecture de ce livre n’a pas changé mon admiration pour le réalisateur, au contraire, elle m’a permis de comprendre mieux, de nuancer, d’éclairer ce personnage étonnant. Car si la vie de Polanski est un roman, c’est qu’il a notre siècle pour cadre et pour miroir, lui-même assez effrayant - et nous y sommes même pour quelque chose, forcément.

J’y suis d’autant plus sensible que nous avons le même âge - conscrits de l’année 1932 - , ça fait un lien, nous sommes des produits d’avant-guerre, nous sommes nés et avons vécu dans un autre monde, le monde d’avant Auschwitz. Sauf qu’il y a une différence hallucinante, petite fille, j’étais relativement à l’abri dans mon Jura natal, et lui, il a vécu son enfance à Cracovie, enfant juif qui perd tout de suite sa famille, Auschwitz, pour lui, c’est juste à côté. Il retrouvera plus tard son père et ses oncles, puis sa sœur, mais il ne reverra jamais sa mère morte dans les premières déportations ; il se retrouve seul et ballotté, crevant de faim, constamment menacé dans le ghetto de Cracovie puis caché dans un minuscule village, dans une Pologne médiévale et misérable, sous une identité brouillée par la nécessité absolue de cacher qu’il est juif, devenu pratiquant catholique pour vivre. Il revient en ville - Cracovie, Varsovie, puis Lodz - au moment de l’avancée de l’armée soviétique, il vit dans les joies et les drames de toutes sortes qui accompagnent la Libération, les bouleversements immenses de l’Europe, dans les caves, dans les ruines, les transferts de population, le marché noir et le banditisme qui les accompagnent, la reconstruction et la prise en gelée - la Guerre froide - entre l’Est et l’Ouest. Son goût pour les bandes et les amitiés, mais aussi son horreur de l’enfermement et de la solitude, de l’absence et de la perte, éléments constants dans ses films, sont en prise directe avec le terrible début de sa vie.

Nous avons un autre lien, le cinéma, là aussi dans un grand déséquilibre : lui, il a fait des dizaines de chefs-d’œuvre, moi, je me suis contentée d’essayer d’en comprendre le rôle et le fonctionnement dans la société.
On avait démarré pareil, avec la lanterne magique : dans le Jura, à la maison, il y en avait une avec des bandes de verre peints que Maman introduisait dans la petite machine qu’elle tournait à la main ; je me rappelle surtout Grenouillaud, un gros monsieur en costume vert, qui était assez malfaisant. Ensuite, j’ai été voir en salle un film de guerre « Alerte en Méditerranée », avec un capitaine qui vociférait sur un pont, c’était en 1937 ou 1938. Puis Blanche-Neige qui venait de sortir.
Dès qu’il a eu quatre ans, Polanski est passionné de cinéma : sa vie sera toujours orientée par la recherche de l’image, les lanternes magiques, le dessin, les appareils photos, les projecteurs, les scénarios, les scripts, les lumières, les cadrages, etc. ; il est fasciné par l’image, les images, et les techniques qui permettent de les produire et de les partager. On suit le récit de ses études, assez décousues d’abord, en raison des circonstances, puis plus ou moins cadrées à l’École de cinéma de Lodz, la nécessité de se battre dans tous les sens, pour avoir du travail, un bout de pellicule, un cachet de l’administration, pour échapper aux censures, pour lutter au quotidien, physiquement et mentalement, contre les stéréotypes écrasants du communisme. Polanski est un impatient, jamais peureux, facilement violent. Il réussit à cause de cela dans le monde où il est né. Ses premiers courts-métrages tapent dans le mille, ce jeune homme est génial. Et il le restera en passant aux longs métrages, et en s’échappant dans le fabuleux Occident ruisselant de fric et de lumière.

Sa vie ressemble à une sorte de film des quatre-vingt-dix dernière années de notre monde, heurtées, captivantes. Polanski est un condensé intense de ce siècle, qu’il a pris en pleine figure. Il a reçu, en pleine matérialité, le nazisme, les horreurs du racisme, les bombes, la guerre, le stalinisme mortifène et étouffant, l’appétit goulu et parfois dégoûtant de l’Occident, les hippies des années Soixante, le monde désaxé et brutal du show-business, la grande vie à Hollywood, Londres, Rome ou Paris, l’assassinat de sa femme Sharon Tate (c’est la grande cassure, le coup qui détruit ses premières envies de stabilisation affective), il en a vécu toutes les démesures, tous les excès, excès de pertes et de souffrances ( sa mère, sa femme, sa réputation), compensés, consciemment et/ou inconsciemment, par tous les excès dans sa passion de vivre, amitiés, alcool, sexe, fiestas et Ferrari, la liberté individuelle, oui, la cour est pleine, mais il y fait place aussi à la volonté, l’effort, le courage, l’audace extrême, le magnifique travail de réalisateur, d’acteur, de metteur en scène, au cinéma bien sûr, mais aussi au théâtre et à l’opéra. Son autobiographie se termine après le tournage de Tess et son activité - metteur en scène et acteur - dans Amadeus à Vienne.

Roman Polanski a contribué à la force de l’histoire des spectacles, au développement des branches de l’imaginaire, au besoin que nous en avons. J’ai adoré, dans le livre, qu’il explique si bien les rouages de sa pensée sur le cinéma, sur ses méthodes de travail, l’effort pour atteindre le choc de la réussite, les plans de tournage, la violence de la réalité du monde et des autres. Il nous décortique ses films un à un. Les petitesses haineuses des Césars de 2020 - réactions d’enfants gâtés, et je ne parle pas des déplorables âneries de l’édition de 2021 - s’en trouvent plus minables encore quand on ferme le bouquin.