Fourre-tout par temps de pluie

En mars-avril dernier, j’écrivais chaque jour, alignant au fil du temps, les deux époques de crise majeure connues dans ma vie, le printemps 1940 - la drôle de guerre, l’évacuation, le retour à la maison - et le printemps 2020 - la pandémie, le confinement -. C’était amusant à faire.

Ce printemps 2021, je n’arriverais pas à tenir une chronique quotidienne, tant le temps est à la fois amoindri, plat, fondu, une fondrière, mou, « sablonneux, malaisé », comme dit La Fontaine en parlant d’un chemin raide, sans horizon que la pente elle-même, où « six forts chevaux tiraient un coche » [1] dont tout le monde est descendu, un coche vide. Une mouche se mêlait de les aider, croyait-elle.

Gallimard est tellement submergé de manuscrits qu’il vient d’afficher une prière aux écrivains : ne plus en envoyer, le comité de lecture ne suit plus. J’ai un peu l’impression que beaucoup de mouches écrivent, moins pour aider les chevaux qu’elles-mêmes, cela permet de trouver de l’intérêt à l’expérience ou de l’oublier, selon les cas.

La matière dont chacun remplit ce tuyau élastique du temps (comme se font les saucisses ou le boudin) où nous glissons de la naissance à la mort s’est fortement transformée pour moi depuis un peu plus d’un an : les confinements ont joué le rôle de filtre, par défaut ; en étant privée de ce matériau riche, enrichissant, où j’évoluais, que je faisais, (aller voir les autres au restaurant, aller dans les musées, aller voir et écouter de la musique vivante, aller au théâtre, lire ) je peux comprendre que ces occupations n’étaient pas des passe-temps, mais des éléments pour moi vitaux. Je ne savais pas que j’aimais tant la musique, que, dans un concert, guidée par les notes, je circulais dans tous les temps, non seulement dans l’écoute de l’harmonie de l’œuvre, cette activité d’écoute si bien décrite par Husserl, cela me faisait circuler dans l’ensemble de ma vie et de celles des autres, dans l’histoire par un réaménagement constant ; je ne savais pas que j’aimais tant voir certaines personnes (ma famille, mes amis) en mettant avec eux les pieds sous la table chez eux, ou au restaurant, et dans ce cas, quel plaisir de choisir sur un menu un plat dont je n’aurais pas eu l’idée.

Pour l’instant, rien de cela n’est possible, je vis en apnée, à coup de substituts numériques qui ne remplacent rien et parfois, rien vaut mieux. Reste la lecture, ce sera pour une prochaine chronique.

Je reviens sur Faust, que j’ai écouté intégralement à la radio le samedi 3 avril, débarrassé de ses sottes images contemporaines de banlieue, me promenant avec tous les grands airs dont cet opéra regorge, dans la maison de mon enfance, où ma mère et ma grand-mère les chantaient souvent, elles avaient un très grand répertoire, chansons, airs d’opéra ou d’opérette.

Grande-Bretagne : le prince Philip (1921-2021) est mort, avec maints commentaires, les télés diffusent les images où il apparaît , ainsi que celles qu’il avait filmées de sa femme et de ses enfants jouant, riant, dans un parc ou sur la plage, comme n’importe quelle famille aisée des années Cinquante. Images à la fois banales et chargées d’histoire car le prince et sa famille sont, de par le hasard de leur naissance et de longues suites d’évènements qui constituent la vie, les représentants de l’Histoire de la Grande-Bretagne, dont les noms résonnent constamment avec les pièces de Shakespeare. Autour de ces petits enfants qui font du vélo ou des pâtés comme tout le monde, ou derrière ces gens de temps à autre bizarrement couronnés de plumes et de diamants, surgissent chez moi forcément des bribes de réflexion sur la charge symbolique du pouvoir, sur l’organisation sociale et politique, dans un très long temps, dans un très vaste et vieux monde mal en point.

Ce sont des vies dont les images donnent une idée à la fois facile et cousue de devoirs. On se laisse regarder, un peu, on n’explique pas : never explain, never complain, le contraire des manuscrits sous lesquels croule le comité de lecture de Gallimard, et qui forment ce que Michel Foucault appelait le moutonnement infini des commentaires dont vivent les chaînes d’info télévisuelles.
Je suis tombée hier soir par hasard sur une curieuse minute, celle où le Prince Charles est sorti, un plan cadré très court, une porte, un bout de pelouse, dire à un micro que lui - et sa famille - était horriblement triste de la mort de son père, une personne extraordinaire. C’est tout : vraiment, une minute. Pas du jeu, pas une simple image. Les commentateurs ont été pris de court.

Post-scriptum

Le Coche et la Mouche

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au Soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes, Moine, vieillards, tout était descendu.
L’attelage suait, soufflait, était rendu.
Une Mouche survient, et des chevaux s’approche ;
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine,
S’assied sur le timon, sur le nez du Cocher ;
Aussitôt que le char chemine,
Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire ;
Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit
Un Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La Mouche en ce commun besoin
Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ;
Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.
Le Moine disait son Bréviaire ;
Il prenait bien son temps ! une femme chantait ;
C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !
Dame Mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt :
J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Ça, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.

Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés.

Jean de la Fontaine

Notes

[1Le Coche et la Mouche, cf Post-Scriptum, ci-dessus.