De l’air, de l’air ! Chronique d’un printemps, 44

Blandants, samedi 27 avril 1940

Les « nouvelles » étaient un tissu réconfortant, les médias - journaux, magazines et radio - faisaient mousser les rares pertes de la Wehrmacht, les rares succès des Alliés en Norvège. Les ratés de Trondheim ou de Narvik étaient déguisés en prudence. Tout de même, les rois du Nord gagnaient l’Angleterre en emmenant leurs trésors.

Officiellement, les autorités étaient toujours confiantes dans la ligne Maginot. Les gros ouvrages en béton, bien clos, bien lourds, somnolaient dans la forêt. Julien Gracq l’a très bien raconté (Un Balcon en forêt, José Corti, 1958). Ils attendaient que les Allemands soient assez bêtes pour essayer de passer par là pour entrer en France.

Quand on allait chez nos amis de La Sauge, les taupinières - chargées de représenter la prestigieuse ligne de défense qui avait excité les rires de Maman il y a quelque temps - s’effritaient, François J., notre petit copain, leur auteur, les redressait, en les humectant légèrement.

Autre activité inspirée par la Guerre de Quatorze - on est toujours en retard d’une guerre -, on avait dû aller à Lons, dans le mois d’avril, faire vérifier, au bout de six mois, les masques à gaz. On en avait acheté un par personne - c’était obligatoire - après l’entrée en guerre, en automne 39, dans un magasin qui se trouvait dans la rue qui mène à l’hôpital. On avait essayé ces gros objets pour voir s’ils étaient à la taille. On les rangeait ensuite dans un bidon cylindrique en métal côtelé, plutôt gris foncé, dans mon souvenir, portable en bandoulière. Le mien était petit. Quand on me l’avait posé sur la figure et que le marchand avait fermé l’entrée de l’air pour voir s’il était bien étanche, j’avais suffoqué, et j’en étais restée épouvantée. J’espérais ne jamais avoir à le mettre.

Essai de masque à gaz
© Le Monde

Paris, lundi 27 avril 2020

Encore quinze jours à entendre parler de la grande peur du déconfinement. On est vraiment sursaturé par le virus, qui commande depuis deux mois nos modes de vie et notre emploi du temps, à la télé ou à la radio, on n’a plus affaire qu’aux chercheurs, virologues ou infectiologues, et pire, aux spécialistes de la mort, de l’accompagnement des vieux, des endeuillés.

Le coronavirus nourrit et engraisse la méfiance à tous égards, tout ce qui est dit est sujet à suspicion, l’être humain est réduit à sa condition de porteur de virus, la méfiance est si prospère qu’on va finir par en mourir.

En deux mois, nous voyons tout ce que ce foutu microbe a réussi à couper : toute vie sociale, toute culture, tout projet, tout plaisir. Couverts de masques, - à quand la burqa ? - on ose à peine sortir. Sans masque, on vous regarde vite de travers. Parfois, les autres thèmes de ces années tristes, la peur du harcèlement et l’appel à la dénonciation tous azimuts (cf l’affaire Polanski, toujours si emblématique), tremblote à peine à côté du virus. Le numérique veille et s’étend, protecteur étouffant, désincarné, ennuyeux, tatillon, sous le nom d’Intelligence artificielle.