Victor Puiseux, 11. Maths et matheux des années 1850 Une carrière dans un virage

Tout tourne dans les Années Cinquante et pas seulement dans la vie de Victor Puiseux (1820-1882). L’Europe vit intensément, assimile, détruit, reconstruit, le printemps des peuples est passé par là, la répression aussi. Pendant que l’économie et le profit prennent les rênes et que l’Europe se couvre de chemins de fer, de canaux, d’usines, de grands travaux, de grands magasins et de journaux, le Prince Président, Louis-Napoléon, prépare en sous-main et réussit le coup d’État qui, le 2 décembre 1851, refait de la France un Empire autoritaire. Après le coup d’État, Victor Hugo fait ses bagages pour Guernesey et pour vingt ans ! Charles Darwin (1809-1882) travaille sur des observations faites dans son tour du monde et vers 1850, commence ses échanges théoriques avec Lyell : il aboutira en novembre 1859 à la parution de De l’Origine des espèces par la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. Richard Wagner (1813-1883) travaille à « la musique de l’avenir » et révolutionne l’opéra : Lohengrin, 1850 ; Tristan und Isolde, 1858.

« D’un flot d’X et d’Y je couvre mon papier »  [1].

Dans la vie professionnelle, l’activité de Victor Puiseux se déploie dans trois principaux domaines, décrits par Félix Tisserand, un de ses successeurs :
— l’analyse et la mécanique,
— la mécanique céleste (on dit aussi l’astronomie mathématique),
— l’astronomie pure.

Dans ces Fifties du XIXe siècle, on peut suivre infra sur un tableau chronologique chargé, son accession à des postes importants dans l’enseignent supérieur et la recherche, ainsi que ses principales productions, celles qui feront de lui, à partir de 1868, un membre du Bureau des longitudes, puis à partir de 1871, un membre de l’Académie des sciences, et à partir de 1872, un directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études, avant de devenir par la suite un hôte des dictionnaires, des histoires ou des biographie scientifiques.

 1849-1855, Maître de conférences en remplacement de Jean-Marie Duhamel, en mécanique et astronomie, École Normale Supérieure,
 1850, Sur l’invariabilité des grands axes des orbites des planètes, qui est sa thèse d’astronomie présentée à la Faculté des sciences de Paris, le 21 août 1841, par M. V. Puiseux, impr. de Bachelier (devenue Dunod),
 1850, « Recherches sur les fonctions algébriques », in Journal de mathématiques pures et appliquées, 1re série, tome 15 (1850), p. 365-480. Cette importante publication est parfois appelée Journal de Liouville, qui l’avait fondée en 1836.
 1851, « Nouvelles recherches sur les fonctions algébriques. »Journal de mathématiques pures et appliquées, 1re série, tome 16 (1851), p. 228-240,
 1853-1854, Nommé professeur suppléant de Binet en astronomie au Collège de France,
 1855, Nommé astronome adjoint à l’Observatoire,
 1856-1857, Chargé de cours de mécanique céleste à la Faculté des sciences de Paris en remplacement de Cauchy (1789-1857), malade,
 1855-1859, Directeur du Bureau des calculs à l’Observatoire de Paris,
 1857-1883, Professeur à la Faculté des sciences de Paris, astronomie mathématique (appelée aussi mécanique céleste), prenant ainsi la succession de Cauchy (1789-1857) Ce poste demeurera son poste principal. [2]

Victor Puiseux vers 1850
© domaine public

C’est un travailleur acharné, diront tous ses collègues. Personne n’en dit jamais de mal. Et pour cause : il est acharné, mais discret et effacé, toujours prêt à laisser passer quelqu’un devant lui, ou à faire des travaux sans rétribution (ainsi au Bureau des longitudes où il continuera à travailler après sa nomination à l’EPHE en 1872). Il ne fait pas la ventouse dans les postes, rien d’un cumulard. Il les libère pour d’autres, au plan budgétaire, et continue d’y travailler sans traitement parce que ça l’intéresse. « Sans s’entêter de rien , il méditait sur tout. Son esprit ressemblait à une de ces puissantes machines qui, sans s’efforcer ni se retenir, triomphait silencieusement de tout obstacle », comme dira son collègue Joseph Bertrand au moment de sa mort [3]. Je pense, en lisant certains éloges, qu’il passait un temps fou sur des calculs minutieux et parfois fastidieux, que les autres lui abandonnaient en chantant d’autant plus ses louanges qu’ils bénéficiaient jusqu’à en abuser de sa modestie et de son détachement.
Car ce n’était pas sa carrière qui lui importait, mais son objet d’études.

Le vénérable Augustin Cauchy, à qui succèdera Victor Puiseux en 1857 dans la chaire de mécanique céleste à la Sorbonne, avait un jour récité à l’Académie des sciences un poème de sa composition, où il mettait en scène un jeune homme follement voué aux mathématiques. En voici un extrait, provenant de la notice que rédigea sur lui l’infatigable Joseph Bertrand (1822-1900) qui a connu tout le monde et rédigé un nombre incalculable de notices nécrologiques :

Tu me crois obsédé par un mauvais génie,
Alcippe, tu te plains de l’étrange manie
Qui fait qu’en ma maison devenu prisonnier
D’un flot d’X et d’Y je couvre mon papier.
Laisse là, me dis-tu, l’algèbre et les formules,
Laisse là ton compas, laisse là tes modules,
C’est un emploi bien triste et des nuits et des jours
Que d’intégrer sans fin et de chiffrer toujours.
Apprendrons-nous, enfin, à quoi servent tes veilles.
Ce qu’elles produiront d’étonnantes merveilles.
Et, si de tes calculs le magique pouvoir
Doit calmer au matin les tristesses du soir ?
Tu pourrais sembler digne et d’honneur et d’estime,
Chacun te saurait gré du zèle qui t’anime,
Si sur le prix de l’or tu daignais réfléchir
Et faisais faire un pas à l’art de s’enrichir.

Il s’applique bien à Victor Puiseux.

« Parlez-vous maths ? »

Parlez-vous maths ?

S’il y a un endroit où Victor Puiseux est à l’abri de mes investigations, c’est le monde des mathématiques. Il y a pourtant laissé des traces écrites. Mais je n’en comprends pas le langage. « Parlez-vous maths ? » demande un ouvrage récent, d’Agnès Rigny et de Pierre Lopez. Hélas, non. Je ne comprends pas ce qu’ils disent ou écrivent, qu’il s’agisse des formules algébriques ou des phrases en français qui les présentent et leur tiennent lieu de châsse : je contemple cette sorte de cake dont les formules seraient les fruits confits. N’ayant pas accès à ce qu’ils disent, je ne saisis pas ce qu’ils font.

Mon incapacité met Victor Puiseux et ses collègues dans un énorme coffre de verre.
Il me semble que les plaisirs qu’ils y partagent, d’ordre cérébral, intellectuel, s’accompagnent de la jouissance physique particulière que donne l’activité cérébrale, et que pour ma part, je trouve dans la musique.

Leur champ de travail, si je comprends bien, c’est l’Univers lui-même - l’Espace/le Temps- , dont ils observent et grignotent des pans, les analysent, les classent, établissent ou défont des rapports ; ils éclairent des régions de l’infini à coups de calculs, d’équations, théories, théorèmes, séries, formules : c’est ainsi qu’Urbain Le Verrier (1811-1877) a découvert la planète Neptune en 1845, par calcul, vérifié ensuite à l’observation en 1846. Ils proposent des lois, des descriptions de systèmes. Ils les adoptent, momentanément, si ces nouveautés semblent rendre service, être efficaces, et permettent d’aller plus avant dans l’imagination et l’analyse vérifiante du monde. Ils les remettent en question s’ils estiment qu’elles ne suffisent pas ou plus.

La période où Victor Puiseux travaille, le milieu du XIXe siècle, est un de ces moments magnifiques où les conditions du discours de l’esprit humain - ce que Michel Foucault appelle l’épistémé - sont en plein virage, le cadre matériel et technique change, les habitudes de raisonnement, les manière de voir, les désirs d’objets de recherches glissent avec ou sans heurts, vers des pensées nouvelles, des imaginaires vérifiables, en plein questionnement.

Lorsque en 1850, tout jeune marié, maître de conférences à l’ENS, il fait paraître ses « Recherches sur les fonctions algébriques » dans le [Journal de mathématiques pures et appliquées 15 (1850) pp.365–480, en Europe, le monde des sciences participe à ces moment où les pensées sur l’Univers s’ouvrent, s’élargissent, se haussent sur ou contre les acquis : le monde newtonien à la fois consolidé et craquelé laisse imaginer et apercevoir des géométries non euclidiennes, des relations inconnues, des particules invisibles, des micro et macro-mondes, où les parallèles se croisent, ou les droites ne sont plus droites ; la manière d’analyser et donc de concevoir l’univers doit être repensée, recalculée.

Evaristo Galois à 15 ans
© wikipedia

Evariste Galois, mort à 20 ans en 1832, avait déjà sérieusement bousculé le monde mathématique sous les yeux attentifs et critiques de Cauchy. Un peu plus tard, le jeune mathématicien allemand Bernhardt Riemann (1826-1866) met en question la géométrie euclidienne et en propose une autre, hors de notre Terre, complètement neuve et grâce à laquelle le chemin s’incline vers les possibilités du XXe siècle et la relativité générale. Les mathématiciens du groupe qui signe Nicolas Bourbaki racontent ce bouillonnement dans les Eléments d’histoire des mathématiques, Paris, 1969, on y voit que les travaux de Victor Puiseux figurent parmi les bases, devenues à présent classiques, de ce changement.

Bernhardt Riemann
© wikipedia

Lucien Vinciguerra, [4] professeur à l’université de Lille III, a donné un éclairage philosophique sur le XIXe siècle en mathématiques, Langage, visibilité, différence : éléments pour une histoire du discours mathématique de l’Age classique au XIXe siècle. Dans cette thèse de philosophie des sciences soutenue en 1996, et parue en 1999, une quinzaine de pages (pp. 252-268) sont consacrées à Victor Puiseux. [5]
On trouve aussi, sous la plume de P. Gilbert, professeur à l’Université de Louvain, une courte présentation de son travail, assez claire [6].

L’obstacle du langage avec le commun des mortels n’empêche pas, bien au contraire, le monde mathématique de continuer, entre soi, sur la lancée imaginative des Années 1820 à se couvrir de publications périodiques qui rendent compte de l’activité de recherches nouvelles. Ce langage protège, rapproche, par delà les langues européennes, les recherches qui naissent un peu partout dans le monde universitaire. Il permet les échanges. Victor Puiseux y prend une grande part, en travaillant notamment pour le Journal de mathématiques pures et appliquées fondé en 1836 par Joseph Liouville (1809-1882) : un peu plus tard, il consacre beaucoup de temps au développement des éditions scientifiques chez Gauthier-Villars et à la revue que forment les Éphémérides du Bureau des longitudes : Connaissance des temps.

Une esquisse du milieu des mathématiciens, potins et réalités : autour de l’affaire Libri

Gabriel Lamé, 1795-1870
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Le polygone formé par les Établissements-stars des Sciences au Quartier latin, - ENS - Observatoire et Bureau des longitudes - Académie des sciences - Sorbonne - Collège de France - École Polytechnique - grouille, physiquement, de rencontres, de discussions savantes, de mics-macs sur les successions, les nominations.

Dans ce polygone, autour de 1850, des manitous - Joseph Liouville, Augustin Cauchy, Urbain Le Verrier, Gabriel Lamé, Jean-Marie Duhamel - règnent, tiennent le haut du pavé, font et défont les nominations et les successions : ils se glissent aussi des peaux de bananes, pendant qu’autour d’eux, on trouve des seconds couteaux comme Charles Briot, Claude Bouquet, Joseph Bertrand, souvent avides de remplacer les manitous, ou de brillants jeunes chercheurs, comme Charles Hermite (1822-1901).

Joseph Bertrand
© Domaine public

Un jour de 1850, Charles Sturm (1803-1855), l’ancien professeur de Victor au Collège Rollin et membre de l’Académie des sciences, rencontre le neveu de J.-M. Duhamel, Joseph Bertrand (qui lui succédera dans ce lieu éminent en 1856), ils parlent boutique, et Sturm pose une colle à Bertrand :
« Si vous suivez le long d’un contour fermé la racine d’une équation dont un paramètre représente un point du contour, qu’obtiendrez-vous en revenant au point de départ ? - Je retrouverai ma racine, répond Bertrand, sans hésiter. - Eh bien, non, vous ne la retrouverez pas : ce Puiseux le démontre. Il a fait un bien beau Mémoire. »

Bertrand, qui raconte la rencontre trente ans plus tard, ajoute : « Le Mémoire sur les fonctions algébriques, par l’élévation du sujet, place sans contredit ce Puiseux au premier rang des innombrables disciples d’un grand génie (Sturm). » [7]

Tout n’est pas idyllique dans ce milieu, et après avoir chanté les louanges de « ce Puiseux », Sturm et Bertrand ont peut-être abordé le procès de l’affaire Libri qui a lieu dans l’été 50. C’est une énorme histoire de vols et de trafics de manuscrits scientifiques historiques dans des bibliothèques européennes (France et Italie), organisés, pendant de longues années et à son profit, par le comte Guillaume Libri (1803-1869), mathématicien, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, inspecteur général des Bibliothèques, et protégé par Prosper Mérimée.

Le comte Libri
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Le pillage a duré des années, mais « l’affaire » a éclaté sous la 2e République, lorsque le procureur du Roi, Félix Boucly (alerté par une dénonciation en 1847) déposa pendant les tout derniers jours de la Monarchie de Juillet sur le bureau du garde des sceaux, Michel Hébert un rapport sur Libri. Il était alors trop tard pour que les appuis que Libri avait au gouvernement puissent continuer à étouffer l’histoire qui courait depuis un moment. La jeune République est morale, elle s’empare du rapport, le publie dans Le Moniteur du 4 mars 1848 : en hâte, on diligente une enquête, on perquisitionne les appartements que Libri occupait dans la Sorbonne même, mais Libri a déjà fui à Londres [8]
Les résultats sont accablants.

« L’instruction constata, à la Bibliothèque Mazarine et dans les bibliothèques de Troyes, Grenoble, Montpellier et Carpentras, la disparition d’ouvrages rares et précieux, et toujours dans les mêmes circonstances. Partout on reconnut la main d’un visiteur à qui ses relations scientifiques, ses missions officielles avaient assuré une liberté à peu près sans limite. »

Leonard de Vinci, Le codex des oiseaux
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« L’instruction constata également des soustractions d’autographes, dans les bibliothèques de l’Observatoire, de l’Institut, nationale [collections Baluze, Boulliau, Peiresc, Dupuy], de Carpentras et de Montpellier, et dans les Archives de l’Institut. »
« Elle constata enfin que, sur environ 800 manuscrits dont on ne voit aucune trace d’acquisition de la part de Libri, 93 étaient antérieurs au XIIe siècle. On se demanda comment un simple particulier avait pu, avec des ressources fort ordinaires, réunir tant de précieuses raretés qui, depuis longtemps, ne se trouvaient plus que dans les bibliothèques publiques, les ventes publiques offrant peu de manuscrits antérieurs au XIIe siècle. »

Pour écouler ses trésors scientifiques, dont les manuscrits de Leonard de Vinci conservés à l’Institut de France, Libri avait monté un réseau de complicité avec des libraires et des relieurs, livres et manuscrits précieux étant revendus aux enchères à prix d’or. Une grande partie a été récupérée au cours des années et rendues aux établissements publics propriétaires.

Le procès par contumace, dans l’été 1850, condamne Libri à 10 ans de prison qu’il ne fera pas car il ne rentrera jamais en France. Il perd aussi tous ses postes et avantages publics, libérant ainsi des chaires enviables au Collège de France, à la Sorbonne et sa place à l’Académie.

On peut lire cette histoire extraordinaire, où furent mouillés un certain nombre de gens sur le site de l’histoire de la bibliophilie, dont proviennent les extraits qui figurent ci-dessus. Ce site présente Libri comme un habile profiteur, usant de son charme ou de sa richesse pour embobiner Mérimée, et obliger sa femmes Mélanie Double, fille d’un médecin membre de l’Académie des sciences à défendre sa cause jusqu’à en mourir de fatigue et de peine -, ce qui permit à l’ex-professeur de se remarier, dans son exil, avec une jeunesse qui avait 40 ans de moins que lui.

Cette affaire de vol, de la part d’un mathématicien ayant pignon et œuvre sur rue, allait permettre un merveilleux jeu de chaises musicales.

D’étranges personnalités : Cauchy, Le Verrier

La nébuleuse M17
© wikipedia

La succession de Libri au Collège de France, véritable nébuleuse d’intérêts, relève de l’épopée universitaire, coups fourrés, suspense, et a suscité plusieurs travaux.
On peut lire le récit de Bruno Belhoste sur cette succession, qui oppose Liouville et Cauchy, où l’auteur montre le tissu serré des relations de ces hommes de sciences. Les collègues de Victor, Hermite, Briot, Bouquet, Serret, et bien d’autres, totalement étrangers à l’escroquerie, grenouillent activement dans cette affaires de pouvoir.

Joseph Liouville
© domaine public

Jeanne Peiffer, a repris le sujet en 2007 dans la Revue de l’Histoire des sciences, dans un article - « Joseph Liouville (1809-1882) ses contributions à la théorie des fonctions d’une variable complexe » - qui rend compte de l’aspect tragique de la bataille des manitous, Cauchy et Liouville - qui s’étaient opposés autrefois à propos d’Evariste Galois. Elle fut sanglante. Elle se règle au profit de Liouville, de 20 ans plus jeune que Cauchy et peut-être moins brillant, moins prolifique.

Charles Hermite (1822-1901), beau-frère de Joseph Bertrand, se fait élire dans le poste de Libri à l’Académie des sciences.

De cette affaire, Victor Puiseux recueillera peu après une très grosse miette : évincé du Collège par Liouville, Cauchy était donc resté titulaire de la chaire d’astronomie mathématique à la Sorbonne, mais il est malade ; Victor Puiseux le supplée pendant une année. Puis Cauchy démissionne et meurt peu après si bien que Victor peut présenter son dossier en 1856, pour être nommé l’année suivante,1857 [9]. Il restera dans ce poste jusqu’à sa mort.

Augustin Cauchy(1789-1857) est un curieux personnage, qui, enfant, a vécu la Révolution et en gardé un amour maladif de l’ordre - il a pratiquement l’âge de Louis-Victor Puiseux, le père de son jeune collègue - conservateur et légitimiste à toute épreuve. Il était un mathématicien déjà confirmé, lorsqu’il avait quitté la France au moment des Journées de juillet qui ont renversé Charles X et mis les Orléans sur le trône. Réfugié d’abord en Italie, il avait rapidement été appelé par Charles X, déchu et lui-même réfugié à Prague, pour assurer l’éducation du petit-fils de ce dernier, le duc de Bordeaux [10].

Rentré en France tardivement (1838), refusant les postes pour ne pas prêter serment à Louis-Philippe, anobli, riche, devenu baron par la grâce du roi déchu, Augustin Cauchy a profité de ce que la 2e République a aboli ce serment exigé des profs de fac, pour être nommé professeur de mécanique céleste (astronomie mathématique) à la Sorbonne, poste que Le Verrier abandonnait pour une chaire de mécanique physique. C’est cette chaire qu’il passera à Puiseux.

Augustin Cauchy vers 1856
© wikipedia

Augustin Cauchy en a voulu le reste de sa vie à Charles Briot (1817-1882) et Claude Bouquet (1819-1885), qu’il accusa de vol, carrément, pour avoir développé et fait paraître des travaux qu’il jugeait « piqués » sur les siens, et que les jeunes collègues avaient mis en forme, largement développés et ... signés. Briot a sans doute les dents longues, mais c’est un grand travailleur, très brillant. Tannery donne de Briot une description plaisante, joyeux, les moustaches relevées, il évoque les thés chez Madame Briot qui invitait les étudiants confirmés et les jeunes collègues de son mari [11]. Tout le contraire de Victor : on comprend que Cauchy ait préféré ce dernier pour lui succéder à la Sorbonne

On apprend par Joseph Bertrand que Cauchy et Puiseux ont en commun, non seulement l’analyse, les fonctions, les dérivées et les variables, mais aussi la charité directe, dépourvue de toute pensée politique et sociale d’ensemble, l’argent distribué aux « pauvres » : « Ses dons charitables dans la commune de Sceaux, qu’il (Cauchy) habitait une partie de l’année, dépassaient depuis longtemps déjà ce que conseille la sagesse du monde ; ils s’accrurent tout à coup envers les établissements de bienfaisance de la commune au point d’exciter la délicate susceptibilité du maire. Soyez sans inquiétude, répondit Cauchy, je n’appauvris pas ma famille : c’est l’empereur qui paye. Il distribuait la totalité de ses appointements. »

Le Verrier aux Tuileries, 1846
© Louis Figuier, domaine public

Un portrait encore, dans cette chronique pourtant trop longue, sur un autre monstre sacré du monde de Victor Puiseux, cette fois en astronomie, Urbain Le Verrier était célèbre par ses découvertes bien réelles, comme celle de Neptune [12], sa carrière scientifique a commencé à l’École Polytechnique, puis il occupe, avant le retour de Cauchy, la chaire d’astronomie mathématique à la Sorbonne, - celle qu’aura ensuite Victor Puiseux - ; mais on le connaît aussi par sa collusion avec le pouvoir, et par son attitude avant - et plus encore après - le coup d’État du 2 décembre 1851. [13].

Ce personnage, qui avait été très proche de Louis-Philippe et se méfiait de la République, avait accepté, aux élections législatives de mai 1849 de figurer sur la liste présentée, dans la Manche, par le comité local des « amis de l’Ordre », dont le nom seul est un programme.

On sait qu’Arago, et autour de lui, bien des personnels de l’Observatoire et du Bureau des longitudes, avaient joué un grand rôle dès février 1848, pour établir correctement les bases de la 2e République. Napoléon III en veut donc personnellement à Arago. Mais la maladie et la mort de ce dernier empêchèrent les manœuvres autour de sa destitution. Arago à peine enterré, Le Verrier, « l’ami de l’Ordre », est nommé directeur de l’Observatoire, où il se met aussitôt à régler des comptes et à organiser à son goût l’établissement, dont il accroît les performances scientifiques, mais réduit fortement le pouvoir du Bureau des longitudes. C’est ainsi que le pauvre Victor Mauvais, républicain extrémiste - évincé au nom des nouveaux règlements, se suicide et que le bel amphithéâtre, construit par Arago, est transformé pour faire partie des appartements privés de Le Verrier.

La Statue de Le Verrier à l’Observatoire de Paris
© Observatoire

« Savant magnifique et détesté » [14], l’homme passe pour très brutal. « M. Le Verrier avait le caractère le plus épouvantable qui se puisse imaginer. Hautain, dédaigneux, intraitable, cet autocrate considérait tous les fonctionnaires de lʼObservatoire comme des esclaves. La carrière de ce personnage à l’Observatoire nʼest que lʼindice de sa manière dʼagir dans le milieu scientifique, où il ne se fait aucun scrupule de traiter les questions nouvelles sans nommer même les astronomes qui les ont traitées avant lui. » Camille Flammarion, Mémoires.

Et à son propos, l’inévitable Joseph Bertrand, avec son style tout en litote, dans l’éloge funèbre de Félix Tisserand, citait un contemporain, le maréchal Vaillant, qui aurait dit de Le Verrier : « L’Observatoire est impossible avec Le Verrier, et tout aussi impossible sans lui. »

En favorisant la nomination de Victor Puiseux comme astronome adjoint à l’Observatoire en 1855, et jusque 1859, au Bureau des longitudes, il a reconnu le travail infatigable et original d’un confrère sans avoir aucune crainte d’avoir introduit un républicain dangereux dans la place.

(À suivre)

Notes

[1Extrait d’un poème d’Augustin Cauchy.

[2Sa carrière se complète de la manière suivante :
1862-1868, Maître de conférences pour le calcul des probabilités et le calcul différentiel à l’ENS, où lui succédera Charles Briot
1868-1872, Membre du Bureau des longitudes,
1872, Rédacteur en chef de la revue Connaissance des temps ou des mouvements célestes chez Gauthier-Villars et enfin, directeur d’études à la section de Mathématiques de la toute jeune École pratique des Hautes Études (EPHE). En 1874, paraissent ses travaux sur la planète Vénus.

[3J. Bertrand, « Éloge de M. Victor Puiseux, lu dans la séance publique annuelle de l’Académie des sciences du 5 mai 1884 », Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques, 2e année, tome 8, n°1(1884), pp. 227-234.

[4cf https://www.theses.fr/1996PA100031
Lucien Vinciguerra, soutenance Paris X, 1996 sous la direction de Michel Fichant.

[5Ouvrage paru chez Vrin, en 1999, Langage, visibilité, différence : éléments pour une histoire du discours mathématique de l’Age classique au XIXe siècle cf sur le site de Vrin, la table des matières et les extraits.

[6Revue des questions scientifiques, par la Société scientifique de Bruxelles, https://archive.org/stream/revuedesquestion00soci_13/revuedesquestion00soci_13_djvu.txt.

[7cf J. Bertrand, J. op. cit., pp.6 et 7.

[8L’affaire Libri a suscité une énorme littérature, dont on peut avoir une petite idée sur le site de Wikipedia consacré à Guillaume Libri. Articles de revues, ouvrages etc.

[9Il rédige à cet effet un opuscule : Puiseux, Victor, Notice sur les travaux scientifiques de M. V. Puiseux, impr. de Mallet-Bachelier, (devenue Dunod), 1856.

[10Il s’agit du fameux fils posthume du duc de Berry, que l’amendement Wallon, œuvre de l’oncle de Victor par sa femme, Laure Jannet-Puiseux, a définitivement écarté du pouvoir en France en 1875.

[11cf : TANNERY, Jules. « L’enseignement des mathématiques à l’École » In : Le Centenaire de l’École normale (1795-1895) : Édition du Bicentenaire [en ligne]. Paris : Éditions Rue d’Ulm, 1994.

[12En relatant cette découverte à l’Académie des sciences, Arago prononcera la célèbre phrase : « M. Le Verrier vit le nouvel astre au bout de sa plume » in Michel Capderou, Satellites : de Kepler au GPS, éditions Springer, 2012, page 205.

[13cf Fabien Locher, « L’empire de l’astronome : Urbain Le Verrier, l’Ordre et le Pouvoir », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 102 | 2007, 33-48.

[14Joseph Lequeux, Le Verrier, Savant magnifique et détesté, edp sciences, 2009.