Victor Puiseux, 12. Paris et la famille en plein bouleversement

Une époque à l’appétit d’ogre

Les grandes voies haussmaniennes
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Dans la décennie 1850-1859, on a vu la carrière professionnelle de Victor Puiseux se construire comme malgré lui avec énormément de travail de recherche et d’enseignement, sans qu’il se prête aux magouilles si courantes dans le milieu universitaire, tout cela à grande allure.

Parallèlement, sa vie de famille, toute fraîche, se déroule au galop dans les deux appartements - n°62 et 64 - que lui et sa famille occupent successivement rue de l’Ouest, dans un quartier heurté, bousculé, tranché, haché, remodelé avec brutalité, par les travaux d’Haussmann, qui s’étendent partout dans la capitale, dans un espace brusquement agrandi en 1860, par l’annexion totale ou partielle des villes de la couronne, votée par la loi du 16 juillet 1859.
Le 1er janvier 1860, cette annexion est effective et les vingt arrondissements actuels sont créés par décret ; Paris absorbe quatre communes entières : Belleville, Grenelle, Vaugirard et La Villette ; sept autres communes sont partagées avec d’autres communes : Auteuil, Batignolles-Monceau, Bercy, La Chapelle, Charonne, Montmartre et Passy ; enfin, douze communes sont partiellement annexées : Aubervilliers, Bagnolet, quartier de Glacière et de Maison-Blanche (Gentilly), quartier de Javel (Issy), quartier de la Gare (Ivry), quartier du Petit-Montrouge (Montrouge), quartier des Ternes (Neuilly), Pantin, le Pré-Saint-Gervais, Saint-Mandé (Vincennes), Saint-Ouen et Vanves.

Georges Haussmann (1809-1891) a été chargé par Napoléon III de réaliser la transformation géante de Paris, en tant que Préfet de la Seine (1853-1870), en mettant à la fois en œuvre :
— des visées politiques - le déploiement des troupes en cas de troubles- ,
— des principes hygiénistes - les égouts, l’éclairage, les espaces verts, l’assainissement des rues - ,
— et la volonté d’imprimer une physionomie originale, moderne et flatteuse en matière d’urbanisme d’art et d’architecture.

Opéra Garnier, Un angle des loges
©HP

Les travaux commencent un peu partout. De l’Étoile et Neuilly et à la Nation, de l’Observatoire à La Villette ou la Porte Champerret. C’est la fin du Paris des Thénardier. Des démolitions d’abord, pour enterrer les mauvaises périodes et les vieux souvenirs révolutionnaires dans les gravats qu’on évacue, et des constructions ensuite : on rehausse et on enterre, on fait une ceinture avec des grands boulevards, on plante des arbres, on ouvre dans la ville des parcs publics très beaux - Montsouris, Buttes-Chaumont -, des squares, des fontaines, des ponts, et autour de la ville, le Bois de Vincennes et le Bois de Boulogne, bref, c’est un chantier grandiose, novateur, énorme et permanent pendant vingt ans.

Haussmann uniformise, donne un visage, une personnalité à la ville, avec des immeubles imposants et normés, leurs toits gris métalliques dont la pente est imposée, la hauteur limitée, avec leurs balcons qui courent nécessairement au 2e et au 5e étage. On bâtit la gare de l’Est et la gare de Lyon, les abattoirs de La Villette, on creuse et bâtit le réseau des égouts et du gaz, les Halles sous leurs élégants « parapluies » métalliques et rationalisés, on fait un nouvel Opéra, on construit de nouvelles églises, Saint-Augustin, la Trinité, on réalise une capitale fastueuse où la Bourse fait et défait les fortunes. Zola décrira ce monde en ébullition.

Resserrons un peu la focale sur le quartier latin.

Hausssmann et le coeur de Paris
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Le jardin du Luxembourg est bordé par les rues nouvelles, le Boulevard Saint-Michel est chargé rive gauche de prolonger la grande voie nord-sud entamée par le percement du Boulevard de Sébastopol ; la rue de Vaugirard qui longe le Palais au nord est élargie, la rue de l’Ouest devra attendre encore quelques années (1866) pour s’appeler rue d’Assas tout du long depuis Sèvres-Babylone, mais elle grimpe déjà vers l’Observatoire, bientôt la rue Auguste Comte est dessinée et percée pour faire joindre Saint-Michel et Assas ; la rue de Rennes va croiser la rue d’Assas et filer de Saint-Germain au futur emplacement de la gare Montparnasse, la rue Guynemer et la rue de Médicis vont achever de border le jardin, qui est amputé vers l’est, au point que les sculptures de la fontaine Médicis devront être déplacées pierre par pierre pour venir se loger plus près du Palais et se mirer dans une fontaine romantique, au lieu d’orner une grotte, qui se trouvait à la place du carrefour Médicis.

Un entrelacs de promesses et de deuils

Tout cela, on imagine, entraîne poussière, boue, où traînent les larges jupes des femmes, chantiers, bruit, va-et-vient d’ouvriers et d’outils, que Victor croise ou longe en allant de l’Observatoirte à la Sorbonne et à l’ENS, à travers les nouvelles allées du Luxembourg, la nouvelle rue Gay-Lussac, la nouvelle rue Auguste Comte, le nouveau Boulevard Saint-Michel. Il doit profiter des fleurs et des arbres du jardin, malgré les travaux.

Pour Laure, vivre 64 rue de l’Ouest ne doit pas être de tout repos, entre l’emploi du temps surchargé de Victor, les travaux du quartier, les promenades des enfants, les visites, un ménage à tenir, les parents à voir, et en elle, ce poids vivant, étrange et presque permanent : après quelques mois de vie à deux - et, on peut l’espérer, d’un bonheur à deux -, elle est à peu près constamment enceinte. Contrairement à la génération précédente, qui semble avoir su mesurer sa propre descendance, les enfants de la famille Wallon, dont elle fait partie, ont l’habitude de ces grossesses nombreuses : Laure a vu au cours des années sa tante Hortense, la femme d’Henri Wallon, toujours enceinte. Ces derniers habitent rue Férou, à deux pas de Saint-Sulpice, à deux pas de la rue Madame, ils sont donc de proches voisins, très liés, et notamment par leurs pratiques religieuses, vécues de façon assez intense.

Les dates parlent :

 18 février 1851, naissance de leur premier enfant, un fils, Paul (Paul-Louis-Victor).
Louis-Victor a eu le temps de connaître le petit Paul, mais il n’en a pas beaucoup profité, ni de Paris, ni de l’appartement de la rue Madame, où il n’était installé que depuis deux ans. Il est mort le 5 décembre 1851, dans l’effervescence qui a suivi le coup d’État du 2 décembre ; le retour de l’Empire lui aurait peut-être rappelé sa jeunesse. J’ai une certaine sympathie pour ce personnage de la famille, que je pense avoir été assez bon vivant.
Laure et Victor apprennent la mort, le 28 juin, d’Hortense Wallon, épuisée par ses sept grossesses successives.

 28 décembre 1852, naissance de Louise (Marie-Laure-Louise). Et déjà, c’est l’année du remariage d’Henri Wallon, veuf avec ses sept enfants, il en aura trois autres avec sa nouvelle femme.

 18 décembre 1853, naissance de Marie (Marie-Fébronie) [1].

 20 juillet 1855, naissance de Pierre (Pierre-Henri).

 11 septembre 1857, naissance d’André (André-Victor), qui meurt à trois semaines, le Ier octobre.
Le couple Puiseux remet ça, remplaçant un enfant par un autre qu’ils appelleront aussi André. Ne pas oublier qu’ils sont très catholiques l’un et l’autre et que la contraception ne semble pas devoir exister pour eux. Les enfants honorent Dieu, au ciel ou sur la terre. Si bien que :

 22 novembre 1858, naissance d’André (André-Paul).

Et le 2 décembre 1858, Laure meurt, des suites de la naissance de ce bébé qui, lui, vivra [2]. Elle avait vingt-huit ans. Victor en a 38.

C’est l’année où Zola monte à Paris et rate son bac sciences.

Les larmes de Victor Puiseux

À peine Laure disparue, Victor perd une des femmes qui ont meublé sa vie, sa tante et belle-mère, Elisabeth Neveux-Puiseux : elle meurt le 23 décembre 1858, emportant avec elle les souvenirs de Thiaucourt, les souvenirs de sa sœur Louise qu’elle avait remplacée dans la vie de Louis-Victor, les souvenirs du XVIIIe siècle qui semble si loin maintenant dans ce Second Empire avide et trépidant : Victor reste seul, avec 5 enfants dont l’aîné a 7 ans.

De quoi rester étourdi, dans ce tas subit de ruines et de souvenirs, ce champ de promesses et de charges.

Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,
Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d’ombre ;
Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,
Et plonge tout entière au gouffre de l’Ennui ; [3].

Victor ne se remarie pas, contrairement à son père qui avait trouvé dans sa belle-sœur les consolations et la présence qu’il désirait ; contrairement à son jeune oncle Henri Wallon - ils ont huit ans de différence - , remarié en 1852, un an après son veuvage, et qui sera souvent à ses côtés dans les malheurs et les deuils, comme en témoignent pas mal de signatures communes au pied d’actes de décès. Mais il ne l’imite pas. Il reste seul, et à l’opposé du Possédé de Baudelaire, qui se précipite dans les bras de Belzébuth, c’est en Dieu qu’il se réfugie, comme il se réfugie depuis sa jeunesse.

Il a pour le soutenir une soumission - un désir de soumission ? - intense, presque effrayante, aux volontés de ce Dieu dans lequel il croit. Acquise à quel prix ?
Cette foi, cette offrande de soi, ce singulier déni du malheur qui devra, croit-il, se transformer en bonheur infini dans une vie future et céleste, il les écrit dans des lettres postérieures, lors d’autres deuils bien cruels à venir, en même temps qu’il a recours à ses autres drogues, le travail, les promenades dans la nature et l’alpinisme. Il prend son chagrin sur lui de manière vertigineuse, car pour lui, Dieu surplombe tout.

« Sa conscience était excessive : on racontait que, frappé par un deuil singulièrement cruel, il était venu à l’École, à l’heure habituelle, malgré tout, remplir ce qu’il regardait comme son devoir, et qu’il se détournait pour cacher ses larmes. Ceux qui avaient vu couler les larmes de cet homme si maître de lui, si dur pour lui-même, en avaient gardé un souvenir plein d’angoisse. » [4]

En attendant le ciel et la vie meilleure, il va lui falloir s’organiser sur terre en restant fidèle à son travail, à ses croyances, à ses enfants et à Laure.

Entrelacs
© Domaine public

(À suivre)

Notes

[1La plupart des arbres généalogiques attribuent le 20 juillet 1853 comme date de naissance à cette deuxième petite fille, ce qui est pratiquement impossible physiologiquement, puisque sa sœur est née le 28 décembre 1852. Compte tenu du retour de couches de Laure, qui a dû se situer vers le 15 février - et avant lequel elle ne pouvait être enceinte-, Marie née en juillet aurait été alors une grande prématurée... difficile à croire en plein XIXe siècle. Les actes de naissance de ces années-là ayant été détruits au moment de la Commune, j’ai recherché et trouvé les fiches d’état-civil reconstituées par la suite, sous une forme simplifiée, aux archives de Paris. Je pense que les auteurs des arbres généalogiques des différentes familles n’ont pas fait ce recoupement et se sont établis sur une confusion faite par le premier d’entre eux entre le jour et le mois de naissance de Marie avec ceux de Pierre, ce qui a été recopié par la suite, sans vérification.

[2André mourra en 1931, ayant épousé Adèle Crochet, une femme veuve, de huit ans plus âgée que lui, et il est resté sans descendance.

[3Charles Baudelaire, Le Possédé, 1858.