Victor Puiseux, 10. Laure Jannet

« Une trop grande modestie »

Plus j’avance dans la vie de Victor Puiseux, plus je me sens gênée de braquer ma petite lampe de poche sur cet homme si discret. Ma démarche est à l’encontre de ses pratiques et de ses vœux. Ses biographes officiels, ceux qui ont rédigé et lu des notices sur sa vie lors de son décès, soulignent à la fois sa discrétion, son intelligence, son opiniâtreté, sa bonté, son amour des êtres, des paysages et des difficultés, sa capacité à ne pas se laisser submerger par les deuils personnels et graves qui jalonnent sa vie et à toujours les dépasser.

Des années après la mort de Victor survenue en 1883, Louis Pasteur, en 1899, déplorait cette excessive discrétion, à propos de Puiseux et de son successeur Tisserand, ainsi que le raconte Joseph Bertrand.
« Il y a trente-cinq ans environ, je (J. Bertrand) fus chargé, je ne sais à quelle occasion, d’inspecter la division de troisième année à l’École normale, dont Tisserand était le chef. Pasteur, alors directeur des études scientifiques, me demanda : « Que pensez-vous de Tisserand ?— C’est, répondis-je, un excellent élève, le meilleur de tous. » La réponse lui parut froide, il s’écria : « Tisserand ! c’est un petit Puiseux ». Cette louange, très haute dans sa bouche, sera comprise de tous ceux qui ont connu Victor Puiseux. Entre Tisserand et Puiseux, le plus aimé de ses maîtres, la conformité des talents égalait celle des caractères. Tous deux ont montré par leur exemple que, pour grand que soit le mérite, une trop grande modestie affaiblit pour un temps l’éclat et le retentissement des succès, mais que pour grande aussi que soit la modestie, quand elle s’allie à la droiture et à la bonté, elle rehausse tôt ou tard l’admiration due à un grand esprit de tout le respect imposé par un beau caractère. » [1]

1849 : le grand tournant

Aux grandes vacances 1849, adieux à Besançon, voici à la fois une promotion, un emménagement à Paris et un mariage. La révolution pour Victor, au plan personnel, est en 1849. D’autant que ces changements majeurs s’accompagnent, sur le plan mathématique, des réflexions et travaux qui ont fait sa réputation.

Portail de l’ENS
©BY- SA 3.0

La promotion, c’est une maîtrise de conférences à l’ENS, qui est maintenant installée, depuis novembre 1847, dans les locaux que nous lui connaissons rue d’Ulm. Victor est nommé pour remplacer Jean-Marie Duhamel, comme maitre de conférences de calcul différentiel ; il rejoint ce corps de répétiteurs, qui complètent les cours magistraux des professeurs de la faculté (des sciences dans son cas), proposent des exercices, les corrigent, les expliquent, les développent. Ils avaient aussi la responsabilité des examens d’entrée à l’École. En même temps, bien entendu, ils poursuivent leurs propres recherches et les siennes sont assez voisines du champ de celles de Duhamel, de Liouville, de Cauchy, qui sont ses maîtres. À cet égard, les années qui suivent, pour Victor, seront très ébluissantes. J’y reviendrai à l’aide de quelques témoignages (Personnellement, hélas, je n’y comprends rien du tout...).

Un de ses élèves de l’ENS, Jules Tannery, décrit ainsi son professeur, tel qu’il le voit enseigner, une vingtaine d’années plus tard :

L’aspect physique était étrange : une broussaille de cheveux roux, ébouriffés autour d’un grand front de penseur, des yeux bleus extraordinairement vifs et brillants (...), l’allure un peu voûtée, un certain embarras de sa propre personne, une modestie intimidante ; une voix un peu flûtée, d’un éclat adouci. Il imposait le respect à tous : quelqu’un lui a-t il jamais parlé qu’avec déférence, a-t-on jamais osé penser autrement à lui ?(...) Sa patience et sa politesse étaient admirables. En ce temps-là, il arrivait quelquefois aux élèves de répondre des énormités quand on les interrogeait sur ce qu’ils savaient mal : Puiseux se contentait de dire alors, d’un ton très doux : « Je ne sais si j’ai bien entendu, ou si je me trompe, mais il me semble que ce que vous avez dit n’est pas tout à fait exact ». [2]

Mais en 1849, Victor est un homme de 29 ans, sans doute n’est-il pas voûté, mais il doit être plus modeste encore qu’il ne le sera du temps de Tannery. Soit dit en passant, ce témoignage crée un doute à propos de ses yeux : Tannery les décrit bleus et étincelants, son passeport nous a affirmé qu’ils étaient bruns.

Tout le monde quitte donc Besançon. Louis-Victor et Elisabeth Puiseux s’installent au 51 rue Madame, Victor, lui, va planter ses pénates, non loin, rue de l’Ouest, la rue d’Assas actuelle, sur des terrains occupés à présent par la Faculté de Droit. Il est à deux pas de son travail, des bibliothèques, des laboratoires, de la Sorbonne, du Collège de France, de l’autre côté du Luxembourg. Un peu plus haut, vers le sud, se trouvent l’Observatoire et le Bureau des longitudes, qu’il rejoindra bientôt, et qui sont toujours sous la direction d’Arago.

La grande affaire : le 2 octobre 1849, il se marie, à 29 ans, à Versaille, avec Laure Jannet, 19 ans, fille unique du proviseur du Lycée de Versailles, Louis-François-Alexandre Jannet et de sa femme, née Sophie Wallon.

Laure Jannet

Je n’ai pas encore réussi à savoir comment ils se sont connus ; sans doute est-ce un mariage arrangé, comme toujours à cette époque : les « marieuses », vieilles cousines, dames amies et avisées, travaillent à présenter des jeunes gens dans le même milieu, ici la bourgeoisie cultivée, sérieuse, aisée, en voie accélérée d’élévation sociale.

La jeune fille est brune, l’air à la fois doux et vif, des yeux bruns, des bandeaux bruns.

Les âges sont un peu décalés dans la famille qui se forme ce jour-là : Victor a dix ans de plus que sa femme, neuf ans de moins que sa belle-mère, huit ans de moins qu’Henri Wallon, son oncle par alliance, et vingt-six ans de moins que son beau-père.

Il entre dans une famille du Nord hautement estimable [3] et avec laquelle il a bien des affinités, notamment avec son jeune oncle.

En effet, Henri Wallon, né le 23 décembre 1812, est, comme Victor et son frère Léon, un Normalien, un catholique fervent : c’est un personnage sérieux, brillant et actif, avec des opinions très claires et cohérentes tout au long de sa vie. Il fera une carrière superbe. Il est très lié à son beau-frère Jannet, il adore sa sœur et sa nièce.
En 1848, selon la notice de la base de données de l’Assemblée nationale, M. Schœlcher le fit désigner comme secrétaire de la commission pour l’abolition de l’esclavage : M. Wallon avait publié, l’année d’avant, une Histoire de l’esclavage dans l’antiquité. Cette situation lui valut d’être élu par la Guadeloupe, avec 11 582 voix (33 734 votants), deuxième représentant suppléant à la Constituante. Il ne fut point appelé à siéger dans cette assemblée, et fut élu (13 mai 1849) représentant du Nord à l’Assemblée législative, le 9e sur 24, par 92 290 voix (183 521 votants, 290 196 inscrits). (...) Nommé, la même année, professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, et membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il resta, pendant la durée de l’Empire, à l’écart des affaires publiques [4].
En 1849, au moment du mariage de sa nièce Laure avec Victor, il court sur ses 37 ans, professeur à la Sorbonne, auteur de deux ouvrages sur l’esclavage, il fait partie de la commission de réglementation du travail dans les colonies. Lorsqu’il avait été élu suppléant pour représenter la Guadeloupe, il l’avait été avec un autre suppléant, Louisy Mathieu, un ancien esclave avant de finalement choisir le département du Nord (on pouvait à l’époque se présenter dans plusieurs circonscriptions et choisir ensuite).

Du côté paternel, la famille Jannet reste plus mystérieuse, et l’ascendance cache peut-être un secret de famille datant de la Révolution : le père de Louis-François-Alexandre Jannet, homonyme exact de son fils, était né en 1753, il s’était marié en 1793, son fils naît en 1795 ; puis on le retrouve séparé de sa femme - qui porte l’étrange prénom de Hunégonde-Victoire Faciot - à une date et dans des conditions dont on ne sait rien ; dans l’Almanach du clergé de France, p. 266, il est dit « desservant » de la paroisse d’Autruy-sur-Juine, un petit patelin du Loiret (date : 1753-1817). Devenu prêtre sur le tard ? Ou prêtre défroqué pendant la Révolution et revenu dans le giron de l’Église ? Dans les lettres échangées entre les époux Jannet au cours des Année 1830, il y a parfois des allusions à des déplacements de Jannet à Autruy, où il va voir « son parent », et les visites à Autruy sont si brièvement indiquées, qu’on y sent comme une gêne [5].

Chapelle du Lycée de Versailles
©BY- SA 3.0

Au moment du mariage de Laure, il n’y a plus de grands-parents Jannet un peu gênants, le grand-père Jannet est mort en 1838, et sa femme, séparée, cinq ans avant lui (1833). Jannet n’a plus de parents, il est au sommet de sa carrière, à Versailles, très heureux d’y être.

Laure est essentiellement une petite-fille Wallon : elle a passé une grande partie de son enfance entre Douai, Lille et Valenciennes, grâce à la carrière de son père, professeur puis proviseur. Sophie, sa mère, est une voyageuse impénitente, qui se déplace pour un oui, pour un non, pour rendre des visites de famille, Laure est souvent à Valenciennes. Hélas, le grand-père Martin-Alexandre Wallon n’est pas là non plus pour le mariage, il est mort en janvier 1849 chez sa fille et son gendre à Versailles.
Les grands-parents Wallon sont des personnalités hautes en couleur, de caractères et d’opinions très différents : elle, née Fébronie Caffiaux (1781-1874), et qu’on appelle Féfé, très catholique, voire dévote ; lui, Martin-Alexandre (1783-1849), directeur des messageries Laffitte et Caillard à Valenciennes, pas loin d’être libre-penseur au grand regret de sa femme et de ses enfants. Il semble qu’ils ont formé un bon couple, énergique, respecté et adoré par leurs enfants, Sophie et Henri. Leur descendance en témoignera amplement.

Sophie Jannet née Wallon - la mère de la mariée - s’est mariée au même âge, à 19 ans, avec un homme de 16 ans son aîné. Louis-François Jannet avait exigé avant même ses fiançailles que Sophie renonce aux leçons de piano qu’elle prenait au Conservatoire à Paris, où elle se montrait très brillante et très douée [6] : mais aux yeux du futur fiancé de 35 ans, sans doute assez solennel et soucieux du qu’en dira-t-on, ce lieu était un endroit de perdition. Sophie avait accepté de bon cœur pour se consacrer à « son petit ménage » [7] et à sa fille Laure, née le 29 juin 1830, juste avant la chute de Charles X.

De Laure petite, on sait à peu près tout, même le moment de sa conception que Madame Wallon mère, Féfé, reproche à son gendre Jannet d’avoir trop hâté (il lui aurait, écrit-elle, promis de ne pas rendre sa jeune femme enceinte avant au moins deux ans de mariage (?) [8]. On suit donc tout, sa naissance, ses premières dents, ses sourires, ses plaisirs, son apprentissage de la lecture, sa gentillesse et sa gaîté, ses premières lettres de nouvel an etc. Une petite fille adorable et adorée.

Ainsi sait-on par son oncle Henri (lettre du 21/2/1836 à sa sœur Sophie Jannet [9]) qu’elle a trépigné de joie, en 1836, à la Fête des Incas, une fête de bienfaisance liée au carnaval - ou la mi-carême selon les sources - et un grand défilé déguisé qui a lieu chaque année à Valenciennes et se termine de nuit sur la grande place : en témoigne cette gravure de 1840 [10].

Fête des Incas, Valenciennes 1840
© Patrimoine numérisé, ville de Valenciennes

Si l’on sait tant de choses, de petites choses, c’est que non seulement elle est le centre d’attraction parce que fille unique, mais encore, parce que sa mère, son père, son oncle Henri (qui s’est marié en 1839, dix ans après sa sœur Sophie), et ses grands-parents Wallon font souvent de petits voyages d’affaire ou de famille, au cours desquels ils s’écrivent abondamment.

Cette petite fille si gaie va devenir une écolière appliqué, une jeune personne accomplie, et, j’espère qu’elle est restée joyeuse. Une fois devenue Madame Victor Puiseux, liée à ce savant un peu étrange, si doux, passionné de nature, de mathématiques et de charité chrétienne, cette charmante fille va habiter d’abord au 62 puis au 64 de la rue de l’Ouest [11].

« Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants », comme disent les contes de fées ?

Le jour de son mariage, elle ne sait pas, heureusement, qu’il lui reste tout juste neuf ans et deux mois à vivre.

Laure Jannet ép. Puiseux
© Fonds Wallon

(À suivre)

Notes

[1cf Vie et travaux de Félix Tisserand par J. Bertrand, de l’Institut.( Notice lue dans la séance annuelle de l’Académie des Sciences du 18 décembre 1899 et publiée dans le numéro du 20 janvier 1900 de la Revue Scientifique). Mis en ligne par Denis Blaizot.

[2cf : TANNERY, Jules. « L’enseignement des mathématiques à l’École » In : Le Centenaire de l’École normale (1795-1895) : Édition du Bicentenaire [en ligne]. Paris : Éditions Rue d’Ulm, 1994 (généré le 01 mars 2017). Disponible sur Internet :<http://books.openedition.org/editio...> . ISBN : 9782821829688. DOI : 10.4000/books.editionsulm.1656.

[4En anticipant beaucoup, on lui doit le fameux amendement qui porte son nom, du 30 janvier 1875, et qui permet l’établissement de la Troisième République.

[5Sur le « secret de famille » de la profession du grand-père de Laure Jannet, prêtre défroqué et marié puis repenti, Florence Corpet - confirmant les infos de mon cousin François Corpet, que j’avais transcrites de façon trop interrogative donc floue -, m’envoie le mail suivant :
Jean Louis François Jannet, fils de Jean-Louis, huissier, est curé de Cuis depuis 1781 ; il signe ‹Jannet Curé de Cuis› jusqu’en octobre 1792 ; en décembre, an I de la République, il signe “officier public” : vous avez bien un ancêtre prêtre. Note ajoutée le 13 juin 2017.

[6Elle avait pris des leçons avec Paganini lui-même.

[7cf lettres recueillies par Joseph Petit sur le site Wallon.

[8cf lettres recueillies par Joseph Petit sur le site Wallon.

[9cf lettres recueillies par Joseph Petit sur le site Wallon.

[10Baisier, F. (19e siècle). Dessinateur lithographe. Contributeur
Lemercier-Bénard et compagnie (19e siècle). Imprimeur lithographe. Titre
[Marche des Incas à Valenciennes, cérémonie faite à la mi-carême au profit des indigents]. Adresse. [Paris : Lemercier-Bénard et compagnie]. Date : [1840].

[11Leur descendance sera fidèle, pendant des dizaines d’années, à ce quartier et à cette rue ouverte en 1803 ; enfants et petits enfants s’échelonneront au long de la rue qui s’appellera définitivement et tout au long la rue d’Assas, par arrêté du 2 avril 1868.