Richard III Théâtre de l’Odéon, Mise en scène de Thomas Jolly

J’étais hier soir, 23 janvier, à l’Odéon pour voir Thomas Jolly dans le rôle-titre de Richard III, l’une des plus célèbres pièces de Shakespeare, la plus fréquemment montée, qu’il a mise en scène et créée à Renne, puis jouée à Avignon, en 2015.

Richard III, Odéon
Programme (Couverture)

J’avais aimé à la folie cette immense pièce d’Henry VI, montée par Thomas Jolly et sa troupe, La Picccola Familia, vue à Sceaux, en deux fois huit heures, sur deux ans, un spectacle éblouissant. Richard III en est la suite exacte, on retrouve les personnages d’Henry VI, du moins ceux qui ont survécu aux épisodes précédents de l’effroyable Guerre des Deux Roses,un siècle de lutte pour le pouvoir, une immense querelle de famille, où l’on se hait, où on se trahit sans cesse, où on s’entretue dans un déluge de massacres, de décapitations, d’empoisonnements, de poignards, de haches, qui fait pâlir notre propre époque. La violence, les cris, la brutalité ne sont en rien estompés par la mise en scène de Thomas Jolly, ni dans Henry VI, ni dans Richard III. C’est vraiment le bruit et la fureur, l’ambition, la haine, la jalousie, mobilisées pour la conquête du pouvoir, dans une suite de pièges tendus pour faire chuter celui qui le détient afin de le lui ravir.

La haine et l’ambition : une immense histoire de famille

Si les personnages et le thème du pouvoir passent de la IVe partie d’Henry VI dans Richard III, des éléments opposent pourtant ces deux pièces, dans leur facture même, et changent le travail de Thomas Jolly que j’ai ressenti très différemment dans les deux pièces.

Celles-ci sont écrites et jouées presque dans la foulée, en cinq ou six ans, autour de 1590, une centaine d’années après la fin des évènements qu’elles mettent en scène, ceci quelle que soit la personne réelle que recouvre le nom de William Shakespeare.
Henry VI, daté des années 1588/90, décrit ( en dix-huit heures et quatre partie) des décennies d’un règne heurté, compliqué, agité, avec un souverain très effacé, manipulé (pour plusieurs raisons) et dont le pouvoir théoriquement attaché à son titre de roi, est le centre de rivalités sans nombre, qui s’expriment chacune avec violence et individualité. L’espace où elles s’exercent passe plusieurs fois de la France à l’Angleterre, avec des lieux de batailles, des sièges, Jeanne d’Arc, des chevauchées, des places publiques, des landes, des plages, pour mijoter de temps à autre dans des lieux clos et des chambres intimes, des lits conjugaux. Thomas Jolly les avait représentés, caractérisés, on sentait le dehors et le dedans. Chaque personnage était lui-même, terriblement vivant, se défendait lui-même devant les spectateurs. On sortait étourdi de vie et de mort, de conscience de la subjectivité des désirs, des trahisons des multiples individualités, du poids des héritages de haine. Dans les dernières scènes, apparaissait un ambitieux et cruel jeune homme, le 3e fils du duc d’York, le duc de Gloucester, joué par Thomas Jolly : les amateurs de Richard III tressaillaient.... C’était une vieille connaissance des plateaux shakespeariens.

Avec Richard III, jouée vers 1592, le temps ( quatre heures) et la temporalité sont très différents.
La pièce décrit deux ans environ de la conquête et de la perte du pouvoir par celui qui est encore au début le Duc de Gloucester, célibataire, frère du roi Édouard IV (famille des York), ce dernier est marié à Lady Ann, en a trois enfants et est en mauvaise santé. La pièce commence avec un monologue de Richard, qui s’apprête à faire ce qu’il faut pour quitter l"hiver de (mon) déplaisir", et prendre la place de son frère. Dès lors les étapes sont organisées, par lui-même, en quelques grandes scènes, sorte de culminations et de résolutions dans la propre existence, de ce héros tordu (dans tous les sens du terme) qui entend régler ses comptes, agissant sans trêve pour humilier les autres, les bafouer, les presser comme des citrons, les annihiler.
Car « les autres » sont tout entiers les instruments de son pouvoir, cruauté, persuasion, charme du mal, charme de la souffrance psychique de Richard III. Ils n’existent que par lui.
L’espace de la scène, tout tendu de noir, est délibérément neutre, - hormis les marches du trône qui apparaissent quand le roi est présent - tour à tour prison, château, grands appartements, rues, on ne sait, tout est pareil puisque tout est animé par Richard, par sa présence réelle en scène presque constante, ou déléguée dans un papier signé de sa main : en fait, présent ou non, il est tout le temps là, évoqué, maudit, interpellé, débordant d’une vitalité diabolique que souligne son costume - noir ou blanc et rouge - et sa « bosse » dissimulée sous des plumes ébouriffées d’ange/démon.
Une fois le pouvoir atteint, Lady Ann épousée puis morte, sa nièce Elisabeth à son tour convoitée comme future femme, lui-même perd sa force, un instant terrassé par la cruauté de sa mère (dont la violence est moins insupportable ici que dans certaines mises en scène), il est agi par les rêves ou les souvenirs des évènements qu’il a préparés pour prendre le pouvoir. Le fils qu’il a de Lady Ann meurt en bas âge, la rébellion s’organise, son cheval est tué, il meurt, faute de pouvoir fuir (mon royaume pour un cheval), son vainqueur prend sa place sous le nom d’Henry VII. Ce sera le temps de la famille Tudor, pas beaucoup plus sympa à l’usage, mais sous laquelle vit Shakespeare.
Les portraits de famille, parfois dévoilés au cours des terribles bagarres de mots, montrent le poids de la mythologie familiale, elle-même surmultipliée par Shakespeare (et l’Histoire) par le redoublement des prénoms dans toutes les branches rivales et alliées à chaque génération.

Richard III
Programme, Théâtre de l’Odéon

Un cumul, une surexposition

Dans l’écriture des scènes, le personnage central tire la couverture à lui. Shakespeare la lui offre.
Ici, à l’Odéon, c’est redoublé, je pense, par le fait que Thomas Jolly incarne, comme à la fin d’Henry VI, ce Richard Plantagenêt, duc de Gloulcester, devenant Roi d’Angleterre : le metteur en scène se met en scène comme acteur ; dans le rôle d’un personnage hypertrophié, qui se met déjà en scène constamment sous la plume de William Shakespeare. Sur sa personne, avec son corps, plus ou moins trafiqué pour être le personnage difforme (mais assez charmant) que décrivent le texte et la tradition historique, il se produit un phénomène troublant dû au fait qu’il concentre à la fois le pouvoir de séduction/répulsion du personnage (dû à Shakespeare) et le pouvoir réel d’une auto-mise en scène. En somme, il cumule.
La fragilité réelle de Richard (dans la vie et dans la pièce) lui vient sans doute de ce qu’il n’est pas aimé : tout le monde l’a toujours repoussé et haï, parce qu’il est hideux, et comme il est hideux et repoussé, il est méchant cqfd, sa mère, les femmes, le lui disent en face, lui crachent carrément dessus. Mais Thomas Jolly n’est pas fragile, il est puissant dans son théâtre, et il est puissant puisqu’il se met en scène lui-même ; son personnage est sculpté par Shakespeare et par lui, directement, sans intermédiaire.
Le « triangle » acteur-personnage-metteur en scène est réduit ici à un « couple » de forces. Il se passe quelque chose, mais quoi et où ? Tout ce concentre-t-il au milieu, redoublé, entre les deux forces ? Dans un rôle secondaire, il semble qu’on regarde un peu mieux le personnage incarné par le metteur en scène, mais l’un et l’autre restent en biais,le metteur en scène réchauffe juste un peu le personnage secondaire, le met en léger relief.

Richard vu par Shakespeare est déjà énorme (hors norme), il n’a pas besoin d’une touche supplémentaire.
Ce cumul explique peut-être deux points que j’ai trouvé inutiles parce qu’ils étaient encore du supplément : d’abord, le clin d’œil à notre temps avec la fête de couronnement de Richard, Thomas Jolly en rock star, chantant au micro, en dansant férocement, « I’m a monster, I’m a dog » et... repris en chœur par une partie de la salle, cela faisait de la puissance 3, un Thomas Jolly au cube. Trop. Et dans d’autres scènes, d’une certaine manière, cette surexposition semble protéger Richard. Je l’ai vu plus faible parfois.
Dans le même ordre, car ça vient davantage du metteur en scène que de l’acteur, je n’ai pas aimé les appels à la salle, censée être remplie par ’le peuple" dans les scènes où il est présent pour acclamer le pouvoir royal. Car enfin, que penser ? On montre un personnage passionnant mais tout à fait infâme, qui tue sans hésitation pour arriver à ses fins, et il faudrait l’accclamer ? Le public de l’Odéon en 2016 s’y prête de bon cœur (horribile auditu), et, fût-ce pour rire, une partie accepte de jouer dans la pièce, en « jouant » la sottise, la lâcheté et la fascination pour les tyrans. Je me demande si ce sont les mêmes qui votent si facilement pour qui en montre, en France ou en Europe, si bien le bout de l’oreille ? En tout cas, une partie n’a pas « marché », dont moi, n’avait pas envie d’être aux ordres de Richard.

Retournons sur scène, dans nos fauteuils, devant la pièce. J’étais au premier rang, je voyais admirablement bien. Rien ne m’échappait. Ni les maquillages, ni les regards. Les acteurs passaient devant moi pour aller exécuter les ordres mortels de Richard de ci delà, dans ou hors de Londres.

J’ai beaucoup aimé le travail avec les faisceaux de lumière, qui est admirable, parfois sonorisées avec leur petit sifflement bref, les lumières deviennent tour à tour des murs, des barrières, prenant la place des mots, coupants et organisateurs, bref, des puissances qui, d’abord, obéissent, puis échappent à Richard et sont les seuls éléments à lui échapper, à l’exception de Richmond qui va prendre sa place (Création lumière : François Maillot, Antoine Travert et Thomas Jolly).

Au total, j’ai bien aimé cette représentation, d’abord elle m’a fait penser, elle m’a naturellement obligée à repenser aux autre quatre ou cinq Richard III auxquels j’ai déjà assisté Et j’ai admiré dans cette représentation-ci le respect du texte presque sans coupure m’a-t-il semblé, la beauté de la traduction de Déprats, un peu retravaillée. Dans l’ensemble, j’ai trouvé tous les autres acteurs très bien, car ils réussissent à exister malgré la surexposition de Richard, ils jouent, ils y croient et on y croit.

Comme j’avance sérieusement en âge, elle m’a donc aussi rappelé d’autres « grandes scènes », d’autres Marguerite maudissant le monde où elle a vécu, d’autre Lady Ann, prêtes à succomber, d’autres Duchesse d’York, sa mère, lorsqu’elle lui rappelle combien elle l’a toujours haï, « crapaud », « araignée monstrueuse » dont la naissance a été une souffrance et dont la gestation a pourri son ventre ; d’autres scènes de ressassement de meurtres inexpiables et impardonnables ; d’autres assassins dans le Tour de Londres, venant égorger Clarence et le noyer dans du vin de Malvoisie ; d’autres fraises mangées en crachant les queues sur scène pendant qu’il se moque ouvertement des grands nobles du Conseil. D’autres spectres chevauchant sur la lande de Bosworth. Certaianes scènes plus émouvantes, ou moins, mais toutes saisissantes. Richard III est saisissant.

Je pensais à l’adaptation, tout à l’opposé de celle d’hier, résumée dans une fulgurante compression (1 heure), inspirée de William Shakespeare et de Carmelo Bene, La Rose et la Hache mise en scène par Georges Lavaudant (incarnant lui-même la reine Marguerite) à l’Odéon Berthier en 2004, où les personnages deviennent presque des abstractions, des lignes, d’une incroyable présence, dure, coupante, inoublable pourtant, comme la scène où les nobles seigneurs sont devenus des verres à pied que Richard, solitaire à sa table, peut prendre dans sa main, aligner, déranger, jeter ou réduire en miettes.

Pour qui a vu Henry VI mis en scène par Thomas Jolly, ce Richard III est la suite passionnante du travail de ce metteur en scène, car il le met dans une situation ambiguë et intéressante, par le cumul d’acteur et directeur de la mise en scène.
Pour qui a déjà vu Richard III, celui-ci vaut le coup, même si les critiques sont parfois un peu décevantes.
Pour qui ne l’a jamais vu, il est, naturellement, indispensable.
D’ailleurs peut-on vivre sans avoir vu Richard III ? Ni Henry VI ? Ni Thomas Jolly ? Ni La Piccola Familia ?

On peut les voir jusqu’au 13 février, et à défaut, en écouter la lecture du texte sur le site de l’Odéon.