Andromaque, Jean Racine Mise en scène de Stéphane Braunschweig, à l’Odéon

La Guerre de Troie finira-t-elle jamais ?

J’avais admiré la mise en scène d’Iphigénie par Stéphane Braunschweig aux Ateliers Berthier. C’était en plein COVID, à l’automne 2020, chaque spectateur dûment masqué et séparé de son voisin par une chaise vide. Racine a placé dans cette pièce le départ difficile de l’armée grecque pour la Guerre de Troie, et la cruauté des dieux qui réclament le sacrifice de la fille aînée d’Agamemnon pour que le vent se mette à souffler dans les voiles de la flotte bloquée à Aulis, loin du rivage qu’elle veut envahir et anéantir.

Cruauté et pouvoir se retrouvent dix ans après, mais les circonstances sont différentes : des projets sanguinaires, on est passé aux faits puis à leurs conséquences et à leurs souvenirs gluants et terribles.

En effet, ici, à l’Odéon 6e arrondissement, dans Andromaque, la guerre est officiellement finie - Troie a été incendiée et rasée, les Troyens morts ou en fuite - mais elle obsède encore totalement les quatre personnages principaux rescapés de dix années de guerre, rescapés mais sonnés, trois Grecs, une Troyenne :
— Oreste, fils d’Agamemnon,
— Hermione, fille d’Hélène (cause de la guerre), cousine d’Oreste et promise à Pyrrhus
— Pyrrhus, fils d’Achille, vengeur de son père, et meurtrier vainqueur d’Hector
— et, du côté troyen, Andromaque, la veuve d’Hector, captive.

Comme toujours chez Racine, chacun des personnages principaux est accompagné par un ami (« Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle »), un conseiller ou une suivante, qui expriment le bon sens et la sagesse commune.

Les héros tragiques doivent aussi compter avec des personnages invisibles dont le rôle est tout puissant. Ils se divisent en deux classes, les humains et les dieux.
Côté humain et troyen, le seul Astyanax, le petit garçon issu du couple vaincu d’Andromaque captive et d’Hector mort, brisé à jamais. On le verra dans cette mise en scène mais muet, sorte d’apparition finale.
Côté humain et grec, on a affaire à un collectif indistinct, « tous les Grecs », toute la Grèce (comme on doit compter avec Rome dans Bérénice), qui ont dépêché à Pyrrhus Oreste pour le sommer de tuer le petit Astyanax dont ils craignent que, plus tard, il ne veuille venger la chute de Troie. Le rôle des vengeances dans les guerres.

Invisibles et imbattables : les dieux, le destin, l’hérédité. Oreste et Hermione ne sont pas maîtres de leurs vies et de leurs pulsions, ils appartiennent aux Atrides, et donc voués à la destruction et au malheur.

Avant la guerre, les parents avaient conclu des promesses de mariage entre leurs enfants : Hermione devait épouser Pyrrhus, qui, entre temps, est tombé amoureux fou de sa captive Andromaque dont l’inflexibilé douloureuse le met hors de lui et l’attire tout à la fois. Quant à Oreste, il est depuis toujours épris de sa cousine Hermione qui n’a d’yeux que pour Pyrrhus.

Les cinq actes vont dérouler, avec une cruauté pénétrante, les hésitations, fausses promesses, manipulations, coups de colère, pleurs, qui vont mener inexorablement chacun à son destin, Pyrrhus est assassiné, Hermione se suicide, Oreste devient fou, et Andromaque est couronnée reine de l’Épire, succédant à Pyrrhus qui vient de l’épouser.

Pour mettre en scène ces coups du destin en accordéon, ces chausse-trape, ces souvenirs envahissants, ces haines mijotées, Braunschweig a choisi la sobriété visuelle, car la violence est dans les mots, dans les situations, dans les relations, et parfois, mais plus rarement, dans les comportements.
Inutile d’en rajouter. Travail à l’économie. Pour laisser la place à la langue et à son pouvoir infini et subtil, Braunschweig fait tout l’inverse d’un Srebrenikov ou d’un Ivo van Hove qui enterrent œuvres et spectateurs sous leurs propres fantasmes.

Les critiques ont toutes parlé de la fameuse flaque de sang qui tient lieu de tapis de scène, et, de fait, ce qui semble être une moquette pour salon de réception au Ier acte devient une grande flaque qui parfois gicle et éclabousse, tandis que les alexandrins arrondis ou aigus déroulent des souvenirs sanglants qui se traduisent peu à peu dans cette liquéfaction. « Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle »....

J’ai vraiment aimé la sobriété de la scène, avec ses trois couleurs, noir, blanc et rouge, avec quelques jeux d’ombre, de reflets et de miroirs, des costumes neutres, intemporels, vêtements qui se glissent dans notre époque. La scène finale, sans parole, avec l’apparition d’Andromaque pareille à une statue blanche et satinée, portant dans ses bras Astyanax, cette apparition m’a fait penser à la fin d’une mise en scène de Lohengrin vue à Berlin il y a longtemps, lorsque le frère d’Elsa se substitue au cygne qui avait accompagné Lohengrin depuis Montsalvat.

Dans l’ensemble, la distribution et la diction des comédiens sont excellentes. J’ai particulièrement aimé le jeu de Pyrrhus (Alexandre Pallu), qui, précisément, plus encore que les autres, ne semblait jamais « jouer », mais vivre et découvrir à mesure les situations qu’il avait à affronter.

Post-scriptum

« Andromaque », de Jean Racine. Mise en scène : Stéphane Braunschweig. Avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais. Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris 6e). Jusqu’au 22 décembre.