Salomé, Richard Strauss, Bastille 2022 La chance de mal voir ?

En allant voir Salomé hier, j’étais prévenue : j’avais reçu un SMS de l’administration de l’Opéra de Paris, le 11 octobre : "Opéra Salomé : nous vous informons que certaines scènes présentant un caractère violent et/ou sexuel explicite peuvent heurter la sensibilité."
Il doublait un mail reçu peu avant, m’informant du même « danger » pour ma sensibilité. J’ai pensé « De quoi je me mêle ? ». Il me semble que les spectateurs sont de grandes personnes. L’Opéra n’a pas à endosser un rôle moral ou protecteur mais à faire des choix esthétiques, musicaux et visuels.

Voir

La metteuse en scène, Lydia Steier, est une jeune Américaine ayant surtout travaillé en Allemagne et en Autriche, et cette Salomé de Bastille a d’abord été créée à New York où elle a déchaîné de telles protestations qu’elle a été annulée : New York est toujours le pays des ligues de vertu et du code Hayes. Il semble que Lydia Steier ait décidé de ne pas traiter Salomé comme une œuvre orientaliste de 1905, écrite par Richard Strauss d’après le récit d’Oscar Wilde, et qu’elle ait eu à cœur de faire une Salomé inspirée par l’occident tel qu’il s’est déployé pendant le siècle qui suit sa conception : une Salomé 2022, une société qui a conçu l’horreur type KGB, Auschwitz, agrémentée de tristes orgies occidentales telles que Poutine les imagine et les vitupère, du « viol en réunion » à la déception solitaire de la masturbation, l’entêtement et la cascade des désirs repoussés, des vengeances et des jalousies.

J’ai la chance de ne plus voir grand-chose : tous les détails que les videos donnaient à voir sur différents sites m’étaient donc épargnés, je laissais aller ma fantaisie et mes associations sur les trois tableaux (vivants) que compte l’opéra en écoutant la musique et les chanteurs : je voyais nettement les grandes espaces de Bastille très bien structurés par les ombres et les lumières, par les masses des personnages, par le passage des couleurs (rouge, noir, blanc, brillant ou mat) organisées et réparties, dans de grandes diagonales fixes ou mouvantes. Cela ne manquait pas d’intérêt. Il fallait seulement oublier que l’on jouait le Salomé de Richard Strauss pour qui c’était le désir et la mort en Palestine du Ier siècle avant notre ère vus et mis en musique par le XIXe mourant et le début du XXe.

Pour repenser l’histoire de Salomé en 2022, après Auschwitz, assaisonné de Berlusconi, ne serait-il pas plus courageux et intéressant de faire composer un opéra, nouveau, qui s’appellerait aussi Salomé et charrierait le XXe siècle ? Pourquoi l’imposer à Richard Strauss au risque de tordre ce dernier, d’aller à contresens, de vouloir excessivement montrer et démontrer, surligner et surexposer : je prends un seul exemple, le strip-tease de Salomé devant Hérode (la fameuse danse des 7 voiles) n’est pas le déshabillage et le viol de cette fille par Hérode (comme chez Steier), même si elle retourne la situation, si j’ose dire, et s’en sert pour dompter momentanément Hérode et l’obliger à faire tuer Iochanaan.

Entendre

Simone Young était à la baguette. Je l’ai entendue une fois dans Parsifal où je ne l’ai pas beaucoup appréciée. Elle dirige l’orchestre de l’Opéra d’une manière très personnelle, accentuant certains pupitres, forçant souvent la dose et pour certains passages, je suis un peu surprise et pas forcément conquise. Le résultat ici au total est brillant, avec quelques exagérations qui vont dans le sens de la metteuse en scène : déformer le trait. Il faudrait que je l’entende plusieurs fois avant d’en dire davantage. Pour l’instant, je suis sur la réserve.

Selon leur voix et leur forme, les personnages gagnent ou perdent en présence. Ici, dimanche , j’ai trouvé Hérode (John Daszak) remarquable : c’est lui, contrairement au livret, qui a finalement le pouvoir ; Salomé très brillante m’a semblé manquer de nuances, surtout dans la scène finale (la mise en scène n’arrange rien...), Hérodias (entendue autrefois dans le rôle de Salomé) manquait peut-être un peu de regrets, de peur et de violence contenues. Le prophète, Iochanaa, le personnage le plus important pour l’articulation générale du drame, souffrait de Vision d’Avenir (avec majuscules) , c’est dommage pour un prophète, c’était sans doute sous le poids de cette mise en scène terriblement engoncée dans la laideur d’un présent pénible : No Future. Alors que ses paroles et la ligne mélodique en débordent.

Je n’ai pas du tout regretté mon déplacement, malgré les mises en garde de l’Opéra, l’ensemble, tout en oubliant Richard Strauss, donnait à penser sur les éternels problèmes de mise en scène. C’est déjà pas mal.
Il y avait du cinéma dans le spectacle, parfois je pensais à King Kong (les ombres de la cage de Iochanaan), à Mars Attacks, (Tim Burton, 1996) dans certains costume et certaines scènes d’orgie, à Passion de Godard ( perfection spatiale dans les tableaux vivants qui sont autant de films ratés par le héros du scénario). On voit Midi à sa porte, le cinéma, chez moi, n’est jamais loin.

Paris. Opéra Bastille. 15-X-2022. Richard Strauss (1864-1949) : Salomé, drame lyrique en un acte. Livret de Richard Strauss d’après Oscar Wilde. Mise en scène : Lydia Steier ; décors : Momme Hinrichs ; Costumes : Andy Besuch ; lumières : Olaf Freese ; dramaturgie : Maurice Lenhard. Avec : John Daszak, Hérode ; Karita Mattila, Hérodias ; Elza van den Heever, Salomé ; Iain Paterson, Jochanaan ; Tansel Akzeybek, Narraboth ; Katharina Magiera, Page d’Hédorias ; Matthaüs Schmidlechner, Éric Huchet, Maciej Kwasnikowski, Mathias Vidal , Sava Vemić, les cinq juifs ; Luke Stoker et Yiorgos Ioannou, les deux nazaréens ; Dominic Barberi et Bastian Thomas Kohl, deux soldats ; Alejandro Baliñas Vieites, le cappadocien ; Marion grange, une esclave. Orchestre de l’Opéra national de Paris. Simone Young, direction musicale.