Après la mort de Jules, Journal des Goncourt, 6
Les lignes consacrées par Edmond aux derniers mois et aux dernières heures de Jules à Auteuil sont bouleversantes. Elles évoquent à mi-mot leur maîtresse commune, Maria, une sage-femme, qui les a connus sans doute vers 1852, Jules d’abord, puis tous les deux, elle les a sans doute aimés, et beaucoup aidés, notamment au moment de la mort de Rose : c’est elle qui leur a appris la double vie de la pauvre femme.
Depuis la mort de Jules, qui m’a beaucoup affectée, car je pense qu’il était le plus fin des deux frères, le plus original, le plus novateur, j’ai lu une grande partie des années écrites par Edmond. Car, comme je l’ai dit dans ma dernière chronique, Edmond reprend le dessus, il poursuit le Journal, continue les dîners, note les changements, les succès qui arrivent enfin, mais il y manque le point de vue fin, léger, descriptif de Jules, son écriture élégante et souvent drôle. Tout d’un coup, alors que je ramais vers 1884/85, j’ai eu envie d’avoir avec moi d’autres lecteurs, qui me disent ce qu’ils pensaient de tout cela et me donnent, avec des clés familiales, un autre point de vue que le mien.
J’ai donc changé mon fusil d’épaule, posé momentanément Edmond et le Journal pour m’ attaquer à la grande biographie que leur ont consacrée deux professeurs de Paris X-Nanterre, Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief et parue cette année chez Fayard.
Ce que je retiens d’abord de cet ouvrage merveilleusement documenté, ne concerne pas seulement les frères Goncourt, mais nous tous, car Cabanès et Dufief évoquent très soigneusement le passé des deux familles, maternelle et paternelle, le temps de la Révolution avec ses effrayants changements inscrits dans une temporalité devenue folle, où, en quelques années, toutes les familles se retrouvent bouleversées, soit décimées par la guillotine qui marche chaque jour pendant la Terreur sur la place de la Concorde, soit éparpillées par les guerres qui vont durer trente-cinq ans, soit déchirées ou remodelées par les divorces, par les mariages de prêtres (nous aussi, on en a un dans notre généalogie Jannet/Puiseux) ; la période fin du 18e siècle/début du 19e est une essoreuse géante, qui laisse les enfants nés en 1822 (Edmond) et 1830 (Jules) ou mon arrière grand-père Victor Puiseux (né en 1820) dans un monde à la fois brisé, concassé, mais riche de possibilités et d’amertumes mêlées, après une sorte d’accouchement long et monstrueux.
La mémoire de ce passé stupéfiant venue de leurs parents et grands-parents qui le véhiculent et le diffusent, consciemment ou non, explique bien des aspects de la personnalité paradoxale des deux Goncourt, leur goût du cocon, de l’intime, de la maison, de la collection qu’on embellit, leur goût du joli, du gracieux, du sensible, leur goût pour l’histoire de l’art et le 18e siècle, leur goût de la fantaisie qui anime leurs premiers écrits, leur goût et leur peur des femmes qui sont au centre de tous leurs ouvrages, leur désir de stabilité géographique mêlée à des éclats de voyages dans les musées à l’étranger, à des explorations dans les mondes pauvres - hôpitaux, prisons - qui à la fois les effraient et leur font peine, leur attrait pour les milieux résolument modernes - journalisme, théâtre, littérature, salons à la mode - ou conservateurs.
Pour terminer cette chronique, je retombe pour quelques lignes dans mon siècle : je suis exaspérée par les sottises mièvres que les journalistes, en ce mois de décembre 2020, tartinent autour de ce qu’ils appellent « la magie de Noël »... Tous ces jeunes ou vieux faux enfants qui essaient de faire croire qu’il est nécessaire de jouer à célébrer cette fête que 80% des Français ne rattachent plus au mystère chrétien de l’Incarnation. Ces bêtassereries autour des grands-parents, des chapons et des cadeaux qui barbent tout le monde, ceux qui les font et ceux qui les reçoivent alors qu’ils peuvent avoir du charme s’ils ne sont pas une obligation. Pour ma part, la fête aura lieu - enfin, du moins je l’espère,- le 26 décembre avec la retransmission de L’Or du Rhin à France Musique, et les trois autres Journées du Ring de Richard Wagner, échelonnées les 28, 30 décembre et 2 janvier.
(Journal des Goncourt à suivre en janvier)