La mort de Jules, Journal des Goncourt, 5

Comme un jardin d’hiver

La possibilité d’une jolie maison d’Auteuil [1], proche de elle même qui leur avait échappé, revient sur le devant de la scène, finalement, ils vont pouvoir acquérir une grosse villa bourgeoise, près du Parc des Princes, pour la grosse somme de 83.000 francs, ils quittent la rue Saint-Gerges et son bruit infernal, qui atteint les nerfs et les migraines de Jules et accessoirement, les maux digestifs d’Edmond, eux-mêmes contrecoups de ceux de Jules.

« C’est un des coins les plus charmants de Paris, un bout de campagne encielé à vingt minutes du boulevard, et à cent lieues du brouhaha de la capitale ; une oasis moderne où les coquettes villas qui y sont construites ont le tact de ne pas s’élever à plus de deux étages, afin de ne cacher à personne l’admirable panorama qui borne l’horizon, avec le Mont Valérien, les coteaux de la Seine et la forêt pour toile de fond. Auteuil me fait l’effet de ces jardins d’hiver placés loin des salons de réception, où l’on va se reposer et respirer à l’aise, les nuits de bal, et où le bruit de la fête et le son de l’orchestre n’arrivent que comme un écho indéfinissable et confus » (Frantz Joudain, architecte).

Ils installent cette maison avec amour. Ils y ont transporté toutes leurs collections précieuses, bibelots, sculptures, carafes, vases chinois, objets de toilette, « japonaiseries » dont ils sont amoureux et spécialistes, tableaux du siècle présent ou des siècles passés (et même un Rembrandt), gravures, aquarelles, manuscrits et livres précieux, etc. Leur richesse artistique et mobilière est considérable, grâce à quelques héritages du côté maternel et paternel et surtout grâce à leur passion dévorante de collectionneurs qu’ils cultivèrent depuis leur jeunesse et au cours de leurs travaux d’historiens de l’art. Le Journal, alors rédigé par Jules, toujours très discret, et même secret, n’en fait pas état en tant que passion, réduite en simple allusion, ce sera dans la partie rédigée par Edmond que je commence à soupçonner leur commune folie des objets d’art.

Hélas, la jolie maison se révèle épouvantable pour l’état maladif de Jules sur le plan du bruit, de ces bruits de la campagne, d’autant plus gênants qu’ils sont isolés, mis en relief, dans un grand silence : à droite, il y a une maison avec des chevaux qui leur paraissent infernaux, à gauche « trois enfants pleurards » qui piaulent à longueur de journée et devant, le chemin de fer de ceinture !

Le plus souvent, du vivant de Jules, ils fuient cette maison, pour aller parfois à l’hôtel dans Paris tout proche, parfois aux eaux, à Vichy ou à Royat, et souvent en séjour à Saint-Gratien au nord de Paris, chez la Princesse Mathilde. Ou en Lorraine, dans leur famille côté Goncourt, les propriétés où ils couraient, enfants, avec les petits cousins et les petites cousines, où ils faisaient des charades, montaient des comédies pour les grandes personnes de la famille, jouaient aux barres, à des jeux disparus, occupations qui étaient encore les miennes dans mon Jura natal avant la guerre de 1939-1940 : j’ai eu à peu près les mêmes grandes vacances que les Goncourt, tant les campagnes étaient restées immobiles pendant une centaine d’années, malgré les immenses traumatismes de 14/18.

Cependant, Jules est de plus en plus malade, sans jamais décrire ni nommer la maladie qui l’accable et qu’il a piquée au Havre paraît-il, en 1852 : la syphilis, qui est soignée alors à coup d’hydrothérapie ! Bien sûr, ces douches brutales, longues et odieuses ne font rien à la dégradation qui atteint cet homme de 39 ans ; Jules meurt le 20 juin 1870, dans les bras d’Edmond et de Pélagie (qui a remplacé Rose) pendant que les bruits de guerre avec la Prusse meublent le fond du paysage, mais dont rien ne transparaît dans le drame profond et intime de la mort de Jules. Depuis janvier, il n’écrit plus. Il est atteint de la terrible « PG », paralysie générale, celle qui frappe Maupassant, Nietzsche, et tant d’hommes du XIXe siècle, pertes mentales, perte de la parole, sens de l’orientation, du temps. Ce qu’on en sait, c’est par Edmond, quelques temps après, qui raconte de manière à me tirer des larmes, les derniers mois, les dernières heures, de son frère chéri.

J’ai poursuivi, avec peine, le Journal que reprend Edmond. Je ne lui trouvais plus, tout-à-coup, aucun charme, aucune sensibilité. Un égrènement de faits, qui, d’abord, ne m’intéressaient plus, tout comme ils n’intéressaient plus Edmond.

Et puis et puis...

Une fois Jules disparu, Edmond - il lui survit vingt-six ans - va s’attacher à faire vraiment vivre cette maison, à y continuer ses collections et, à y reprendre la plume à la suite de son frère. Peu à peu, et au milieu des mêmes gens, des mêmes routines, des mêmes dîners, Edmond va s’affermir, son style va s’autonomiser, il raconte à sa manière plus précise, moins légère, moins piquante, moins souple, les travaux et les jours de son veuvage fraternel.

Et la routine elle-même va insidieusement se transformer : c’est la vie.
Les morts (Sainte-Beuve, Flaubert), les brouilles (Saint-Victor), les nouvelles amitiés (le ménage Daudet, le fils Gavarni, J.-K. Huysmans), les vieux de la vieille (Zola), les nouveaux ennemis (Jules Vallès) vont prendre une plus grande place, et la forme forcément vivante du Journal - implacable temps qui passe, qui enterre les morts, présente les nouveautés, roule sa bosse -, va reprendre le dessus ; la vie entraînant les choses à son tour, Edmond voit surgir la République, le téléphone, les embouteillages, la publicité, notre monde.
Seul, il va connaître une gloire plus grande, il continue des romans sur la vie des femmes, il a des succès de librairie (Chérie), il reçoit régulièrement dans le vaste atelier de la maison d’Auteuil (son « Grenier »), la jeunesse littéraire qui se presse dans les années 80/90 ; il a des succès théâtraux, et il va même réussir, dans les années 84/85, à faire rejouer Henriette Maréchal à l’Odéon.

Comptable soigneux, il établit des catalogues de ses collections. Il suit leur valeur. Il aimerait assez se marier, pour avoir une compagnie et une descendance, mais il restera toujours seul, finalement fidèle à son frère. Dans la vie quotidienne, devenu le seul Goncourt, il va faire vivre leur nom pour des années grâce à son testament inspiré par les vœux anciens de Jules.

La villa des Goncourt à Auteuil
©CC BY-SA 4.0

(À suivre)

Notes

[1Elle est située au 67 de l’actuel Boulevard de Montmorency, dans le XVIe arrondissement.