« Henriette Maréchal », Journal des Goncourt, 4
J’avance dans les années du Second Empire, dans les rues qu’Haussmann n’a pas encore tout à fait fini de démolir, coins crasseux, bourrés de misère et de rats énormes (« des rats de pauvres » plus avides encore ) tout près des beau quartiers au luxe tantôt bourgeois, tantôt tapageur. Les frères Goncourt, de par leur curiosité et leur introduction réelle dans les milieux artistes et littéraires, promeneurs infatigables, observent toutes les couches sociales montantes et descendantes : à la fois photographiques et picturales, leurs descriptions vivantes préfigurent souvent le cinéma, ses plans animés et ses vives ellipses : on VOIT ce qu’ils écrivent.
En 1865, un épisode capital, la représentation de leur pièce, Henriette Maréchal à la Comédie-Française, les a à moitié tués, et semble leur avoir causé une profonde et durable dépression, perte d’envie, impression d’échec etc.. C’est une pièce de mœurs, sur une famille démolie par un adultère, plutôt osée dans sa conception (la femme mariée a 40 ans et l’amant, un lycéen rencontré au bal de l’Opéra, en a 17), un style parfois argotique, elle se termine par un meurtre sur scène : le mari jaloux tire un coup de pistolet sur sa fille, qu’il a prise pour sa femme et qui conversait au salon avec le jeune amant. La pièce réussit à passer la censure(la Princesse Mathilde y est sans doute pour quelque chose). Au bout de plusieurs mois d’atermoiements, dus à la Comédie-Française elle-même, son organisation, ses jalousies internes, six mois assez usants pour les deux auteurs, la pièce est enfin programmée Salle Richelieu pour le début décembre.
Dès la première, le 5 décembre, au lever de rideau, surgit un charivari épouvantable, des sifflets, des cris d’animaux, des ricanements, des commentaires, un vacarme incessant s’élève dans tous les étages, « on sifflait même les silences », disent les Goncourt qui, dans les coulisses, adossés à un portant, subissent ce martyre. La Princesse Mathilde a eu beau déchirer ses gants à force d’applaudir à la première, les amis des Goncourt n’ont pas pu résister. C’était à l’évidence, un coup monté.
Edmond et Jules sont venus tous les soirs suivants, la salle a été bourrée à chaque fois, on se battait au guichet pour y avoir une place, presque toutes louées par une cabale. On sifflait systématiquement, même la pièce de lever de rideau, y compris Les Précieuses Ridicules, « ils sifflaient Molière, pensant qu’ils sifflaient les Goncourt ».
On n’avait pas vu un pareil foutoir à la Comédie-Française depuis la première d’Hernani, en 1830.
Au bout de dix jours, devant l’impossibilité de représenter quoi que ce soit sans cris et interruptions, fauteuils abîmés etc, la pièce est retirée.
La cabale a sans doute été téléguidée depuis les Tuileries, par l’Impératrice Eugénie, catholique très prude qui détestait la cousine de son mari [1] et sans doute les romans précédents des Goncourt, pleins de misère et de sexualité. Ceux-ci étaient appréciés par un petit cercle de lecteurs, mais eux, ils rêvaient de gloire théâtrale : le théâtre était pour eux LE genre littéraire par excellence, le signe absolu de la réussite. Leur échec les met en lumière, pendant un moment, on ne parle que d’eux, mais pas du tout comme ils l’avaient espéré.
Ils s’en vont cuver leur immense déception, leur immense blessure, seuls, dans un hôtel sinistre, sur une plage lugubre, au Havre.
(Le Havre) 31 décembre (1865).- Des journées entières, passées à se promener sur une plage perdue dans le brouillard et la nuée, parmi un vent abrutissant de bruit et de force, sous un ciel blafard, au bord d’une mer glauque, sale de colère, et l’écume vous cinglant la figure comme des coups de fouet.
Rentrés à Paris, ils continuent leur vie, dîners, voyages, travail, Journal etc. Mais il y revient toujours en fond de tableau, l’assassinat narcissique qu’ils ont vécu. Combien d’année a-t-il fallu à Hernani pour être joué et applaudi, se demandent-ils deux ans après ?
Le temps passe, mais pas la peine, 1866, 1867, ils sont souvent souffrants, le foie, l’estomac, « la boîte digérante », ils vont à Vichy, ils détestent les curistes, visitent l’Auvergne, ils vomissent Clermont-Ferrand, sa cathédrale avec ses pierres volcaniques noires « comme des faire-part de deuil », ils comparent le Puy-de-Dôme à un pain de sucre. Ils voient leurs amis vieillir ou mourir (immense tristesse de la décrépitude et de la mort de Gavarni). Ils vont à Florence, à Rome, visitent tous les musées possibles avec un bonheur sérieux et reviennent à Marseille, agitée et sale, par bateau.
Tous leurs projets leur semblent maudits : comme ils ne supportent plus le bruit de Paris, ils veulent acheter une très jolie maison près du Parc des Princes, à Auteuil, c’est-à-dire à la proche campagne, crac, elle leur passe sous le nez. Manette Salomon, leur nouvelle pièce, n’est pas acceptée par la Comédie-Française. Ils commencent Madame Gervaisais, encore la vie d’une femme, projettent un ouvrage sur le prodigieux cerveau de Napoléon et mille autres écrits qu’ils ne commencent même pas. Le cœur n’y est pas.
Bref, ils vivent 1867 comme ils ont vécu 1866, occupés, mais toujours déprimés, ils méprisent l’Exposition Universelle où ils voient le signe de l’« américanisation » de la société moderne ; ils vendent une ferme à des paysans dont ils font une peinture acide, la paysanne tire son or et ses billets d’un sac caché entre ses cuisses, et ils entament 1868 avec une tristesse qui ne les empêche pas d’avoir toujours autant de talent pour décrire les choses de l’art et leur vie quotidienne. Ni d’être aussi souvent invités dans les cercles élégants, où ils discutent toujours avec passion.
Notes
[1] La Princesse Mathilde Bonaparte avait été fiancée à son cousin, elle s’était ensuite mariée avec un noble russe, et, veuve, revenue à Paris avec un amant officiel, elle avait tenu, avant le mariage avec Eugénie, le rôle de maîtresse de maison aux Tuileries ; elle avait le bras long et menait à Paris une vie très libre qui choquait la prude et jalouse Eugénie.