Formes de la violence Chronique d’un printemps 36

Paris, dimanche 19 avril 2020

J’ai fini Le Premier homme. La description, à la fois minutieuse et sans ordre, de la ville d’Alger, rend présente l’alternance de la chaleur - écrasante - et de la pluie - plus rare mais diluvienne -, qui baigne un monde de la pauvreté, de l’effort, de la difficulté et de l’énergie quotidiennes. Les saveurs, les parfums bons et mauvais, la couleur, les sonorité, la tension, les violences sourdes ou physiques d’un monde qui survit comme une île entre deux mondes, Arabes et Français, pauvres et riches, enfants et adultes, le lien profond, douloureux faute d’échanges et de paroles, entre Albert Camus et sa mère. Ce livre inachevé gagne à l’être, laissant au lecteur les partages, les résonantes et les infiltrations possibles.

Le soir, Tristan et Isolde : c’était imprévu, je ne regarde jamais les programmes.
C’était une retransmission du Staatsoper de Berlin, sur Mezzo [1]

Le premier acte m’a complètement désarçonnée.

La mise en scène et décors étaient de Dmitri Tcherniakov [2]. Tristan était Andreas Schager, tout à fait convaincant, Isolde, Anja Kampe.Tcherniakov avait demandé à Brangäne (Ekaterina Gubanova) de camper un personnage très contraire à la tradition, une sorte de compagne agacée par Isolde, pas du tout la servante magique habituelle, que j’aurais préférée.

Je suis restée perplexe devant le parti pris par Tcherniakov de transposer l’action dans le monde contemporain à peine un peu décalé, l’intérieur du bateau meublé genre Knoll, avec des fauteuils à roulettes, un tableau de bord sur une immense télévision. Toute mythologie, tout amour mystique et charnel, désiré et haï, toute force implacable du destin et du philtre étaient en totale discordance avec les sacs à main, la moquette et les roulettes, au milieu de quoi les imprécations d’Isolde évoquant sa première rencontre avec Tristan paraissaient si incongrues que j’ai glissé sur Arte regarder comment les volcans construisaient et détruisaient le monde, Mémoire de volcans, un documentaire de François de Riberolles, fait en 2012, aux images superbes, mais animé, m’a-t-il semblé, d’une curieuse téléogie prêtée à la nature, à laquelle je suis rétive.

Puis, les volcans terminés, je suis revenue invinciblement à la fin du 2e acte au moment de l’irruption du roi Marke, la constatation de la trahison - pourtant involontaire en raison du philtre - , et là, j’ai été happée, comme toujours. On ne voyait plus leur modernisme agressif et inutile, les héros étaient devenus des jouets, malades, égarés, soudain vrais. Certes pas mythologiques comme le veut, je crois, Richard Wagner, mais réellement incarnés, souffrants. Je n’ai donc plus décollé et suis restée ensorcelée par le 3e acte, qui est mon préféré, avec les « trois morts » de Tristan, ces trois crises où il crie son désespoir et la violence - à la fois horrible et indispensable - de l’amour, devant un Kurwenal désespéré. Stephen Milling est un grand roi Marke, par la taille, la voix, l’expressivité. Andreas Schager - Tristan - était mille fois mieux dans cet acte, loin des petits fours et des coupes de champagne du 2e acte, il jouait extraordinairement bien, en pyjama, dans un décor démodé et un peu râpé, chez lui, à Kareol où sa blessure le tuait sous les yeux déchirés de Kurwenal, les évocations déglinguées de ses parents morts, nés pour mourir, ont été très justes, il y avait une vraie direction d’acteurs et les talents, chant et jeu, s’y révélaient en plein.

Le COVID-19 : hier, je l’avais laissé de côté momentanément, mais il s’imposait, avec les coups de fil, où forcément on ne parle que de ça, de cet état de stupeur craintive, avec les ambulances qui parfois, passent en fond sonore, par la porte ouverte sur le balcon. L’espoir que tout va, peu à peu, repartir. Parce qu’on ne peut pas vivre comme ça.

La chaleur de ce printemps, porteur des égarements climatiques, m’ennuie.

La zone de Tchernobyl brûle toujours et Kiev suffoque.

Blandans, vendredi 19 avril 1940

Rien de particulier. On prend le petit déjeuner au son des nouvelles nordiques. Tante Paulette passe son petit balai à main en bois de couleur un peu foncée, courbe - en forme de demi-lune -, en direction de la pelle en bois assortie, avec son plateau mince, pour évacuer les miettes. Puis, elle fera le ménage de cette grande pièce, tantôt à l’aspirateur, cylindrique et marron, tantôt avec le « balai mécanique ».

À 9 heure pile, j’entre « en classe » dans la grande chambre de Maman. Ce sera Bonne-Maman qui me fera réciter les leçons. Tante Paulette ne viendra qu’à 10 heures et quart, quand elle aura fini le ménage.

Depuis la mort de mon grand-père, on ne se servait plus de la grande cuisine d’autrefois, sauf les jours de réception, devenus complètement rares avec la drôle de guerre. On avait installé une plus petite cuisine, au rez-de-chaussée derrière le grand salon de la partie neuve construite, au moment de l’installation de Tante Paulette, retour de Dunkerque, veuve, en 1926.

Ce printemps 40, Maman repeint couleur crème les murs de cette petite pièce toute en longueur, et sur celui à gauche du grand fourneau, elle fait, à la fresque, un grand pommier en fleurs, très réussi.
« Simone sait tout faire ! », dit souvent ma grand-mère. Elle nous faisait aussi de belles maisons de poupées en gros carton avec de jolis petits mobiliers en carton également.

Notes

[1Prochaines diffusions : lundi 27 avril à 15:45 sur Mezzo
Lundi 4 mai à 12:00 sur Mezzo
Samedi 9 mai à 07:30 sur Mezzo
Dimanche 10 mai à 21:00 sur Mezzo Live HD.

[2Les costumes, d’ Elena Zaytseva, les lumières de Gleb Filshtinsky, les vidéos de Tieni Burkhalter, la dramaturgie de Tatiana Vershchagina et Detlev Giese. Chœur d’hommes du Staatsoper, Staatskapelle Berlin. Direction musicale : Daniel Barenboim.