« La Jetée » Chronique d’un printemps 18

La Jetée, Chris Marker, 1962
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Paris, mercredi Ier avril 2020

Orly a fermé hier soir. Choc. Comment ne pas penser à La Jetée (Chris Marker, 1962), la fameuse Jetée d’Orly, cette plateforme, symbole en 1962 d’un modernisme absolu, d’un monde à venir : ce film d’anticipation et expérimental - tout en photos, sauf un plan animé - s’y déroulait en partie, dans de mythiques années 3 000 où des savants issus de ce qui ressemblait déjà à de l’intelligence artificielle, terrés dans les sous-sols du Trocadéro, après une troisième guerre mondiale, nucléaire, faisaient voyager un émissaire dans le temps à la recherche d’une solution miracle pour un monde détruit. Le voyageur, après avoir circulé dans le temps, jusqu’au monde d’avant, était liquidé sur la jetée de l’aéroport. Au début, à la fin ? On ne savait plus ?
Le temps et ses jeux en accordéon, la violence, le pouvoir, les dérives de l’humanité.

Aujourd’hui, Ier avril, nul poisson à l’horizon, ni dans mon assiette, je souffre du manque de marché, et de la fermeture de la poissonnerie de Monopix.
Au rayon des blagues : le retour de Guillaume Erner à France Culture en est-il une ? Hélas non.

La retraite de Russie, avec son lot de souffrances, de meurtres et d’exécutions , de joies parfois, se poursuit, j’ai lu hier après-midi le retour vers Smolensk : je me demande comment Tolstoï a travaillé, pour mettre en scène, sur tant d’années [1], tant de personnages de tous les milieux si profondément décrits, si vivants, si réels, où même les animaux, comme « Le Gris », ce petit chien aux courtes pattes torses qui accompagne les prisonniers russes avant qu’ils ne soient délivrés par une attaque d’une colonne russe agissant de son propre chef, ont une personnalité. Qu’advient-il au Gris une fois délivré ? Le saurais-je aujourd’hui ? Pour l’instant il court encore vaillamment sur ses trois ou quatre pattes un peu fatiguées ; son maître épuisé au pied d’un arbre a été abattu hors champ, le chien a hurlé : on ne traîne pas les malades.

L’analyse de la guerre de partisans par rapport aux guerres classiques est parfaite, rien à ajouter après l’expérience du XXe siècle, riche en guerres de partisans avec toutes les guerres de décolonisation, qui, sans exception, confirment Tolstoï.

Nombreux coups de fil. Pas mal de nouvelles. De bonnes et de mauvaises. Plateaux télé. Une journée en passe de faire partie de notre nouvelle norme de confinement et d’épidémie.

Blandans, lundi Ier avril 1940

Là, on a dû faire quelques farces. À vrai dire, petite, je n’aimais pas trop ce mode trompeur. Claudine y réussissait à merveille, je la vois encore, avec un air désolé « Oh Hélène, c’est dégoûtant, tu as encore plein de petits poissons en chocolat et tous tes crabes et même une coquille Saint-Jacques, regarde, moi, j’en ai bien moins dans mon sac, je n’ai pas eu de crabe, j’ai juste un homard » et elle secouait son sac transparent, en ajoutant « Mon pauvre homard, il s’ennuie, il pleure ». De fait, je croyais l’entendre. Et je lui donnais la moitié des miens, crabes notamment, après quoi elle ressortait en ricanant un autre sac bien plus plein que le mien ne l’avait été deux secondes avant. Elle se mettait à sucer lentement un de mes petits crabes. Ah ah, poisson d’avril. Claudine adore taquiner. Elle me taquine à longueur d’année. Ce qui ne nous empêche pas de nous entendre bien, malgré nos cinq années de différence. Elle taquine aussi Paulette qui est plus crédule encore que moi. Avec nous deux, Claudine avait la partie belle.

Notes

[1Le roman commence en 1805.