« Mais qui a parlé de deux mois ? » Chronique d’un printemps 17

Paris, mardi 31 mars 2020

Ce matin, à France-Inter, l’économiste Esther Duflo, Professeur au Collège de France et Prix Nobel d’économie, depuis Washington où il était deux heures du matin, a, à sa manière douce, sonné le tocsin. Sur la gravité immense de la crise, ses étages, ses profondeurs, son temps indéterminé et ses conséquences incalculables. Lorsque Nicolas Demorand, en son nom ou en celui d’un auditeur, lui a demandé dans quel état on sortirait au bout de deux mois de confinement, elle lui a fait remarquer que d’une part, on ne savait pas et que d’autre part, à la surface du globe, il y avait bien plus de deux mois que cela avait commencé et que ça allait courir, la notion de « deux mois » n’existe pas, sauf pour se faire un peu d’espoir. De fait, si la Chine a officiellement ouvert le feu en décembre 2019 (d’où le nom de code du virus COVID-19), cela fait déjà quatre mois.

Je passe l’aspirateur. J’épluche un poireau avec une intention de quiche, pour utiliser quelques œufs, bien que les œufs soient difficiles à trouver, ce qui n’est pas le cas du reste, pas de pénurie alimentaire, malgré quelques oiseaux de malheur, dont on ne sait pas si on doit les croire ou non. On verra bien. Je ne vais par garder mes œufs dix ans dans mon frigo, qui, lui, date de 1958, et qui tient toujours le coup, c’était le temps d’avant l’obsolescence programmée. Pub gratuite pour feue la marque Frigidaire.

À Moscou 1812, ce n’est pas mieux. Les hommes s’y montrent comme à présent, sublimes pour certains, loups pour d’autres, gentils et méchants, inquiets ou indécis, changeants, pouvant passer de l’un à l’autre état selon les circonstances. Pierre, prisonnier emmené par les troupes françaises, dans le début de la retraite, a appris à renverser la pyramide des choses importantes, à s’épouvanter de la bonté ou de la cruauté humaine et à profiter de choses minuscules.

Blandans, dimanche 31 mars 1940

Premier dimanche après Pâques. Sous le grand tableau qu’elle avait offert à la paroisse à l’occasion de son mariage voici plus de vingt ans, et qui est une copie de la Vierge de Raphaël, que j’ai vue plus tard à Dresde, Tante Paulette joue fidèlement de l’harmonium. Elle termine l’office en jouant et en faisant chanter, Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. Elle dit que ce chant va apporter la victoire si les armées doivent commencer, bientôt, à se battre, ce qui doit sembler plus probable à présent aux grandes personnes.

Or il y a deux ans, j’ai appris au cours de Patrick Boucheron (Collège de France) que ce chant a plus de mille ans, qu’il s’agit d’une vieille acclamation carolingienne, qui ressuscite en cas de crise profonde. Et donc, voici deux ans, que ce souvenir de 1940 m’est revenu, pour être ici signalé. Comment ce cantique lié à la guerre du temps de Charlemagne était-il arrivé dans le Jura ? Je l’entends encore. D’où ma tante l’avait-elle sorti ? On ne saura jamais.