« Qu’est-ce en effet que le temps ? » Chronique d’un printemps 11

Paris, mercredi 25 mars 2020

Trump choisit ouvertement de sacrifier les hommes à l’économie. Le remède du confinement est pire que le mal, dit-il, de sa voix gluante, en jetant des milliers de milliards dans le marché pour le faire remonter artificiellement, tout en fermant plus encore, si c’est possible, sa frontière aux migrants en provenance du Mexique.

On piétine dans les chiffres, les décisions prises ou à prendre. Les J.O. sont reportés et s’appelleront J.O. 2020 en 2021.

Déjà, le temps est la donnée qui trinque le plus. C’est pourquoi je choisis comme titre la célèbre citation de S. Augustin. Le matin, en me réveillant, il me faut réfléchir pour savoir quel jour de la semaine on peut bien être. Même Nicolas Demorand sur France Inter ce matin s’est trompé. Un mois de mars qui n’en finit pas, dont on ne se rappelle même pas le début encore si normal, et qui cependant, roule vers sa fin. Les journées sont à la fois très longues et tout de suite finies. Depuis trois jours, le soleil est immuable dans un ciel parfaitement pur, pas une traînée d’avion. Comme un air d’été, sauf qu’il fait froid. Et par anticipation, je me dis que cet été, la canicule sera insupportable. Je me dis : mais profite donc de la fraîcheur.

Chez la plupart de mes amis, il se produit le même travail que chez moi, le retour des souvenirs, la résonance des impressions, branches de la rive auxquelles on se raccroche pour s’y retrouver, avant de sortir précautionneusement et pas longtemps avec sa feuille d’auto-déclaration. Je ne suis pas sortie depuis vendredi. Heureusement, je n’avais imprimé qu’une seule feuille, il paraît que le texte a changé.

J’achève de circuler dans le temps avec 1812. Dans Guerre et Paix, Moscou se vide. Rostopchine multiplie les fausses proclamations, beaucoup de gens fichent le camp, les riches propriétaires laissent quelques domestiques garder les maisons de la ville, et partent à la campagne.

Forcément ça résonne, avec l’autre fuite des Parisiens à la campagne, la semaine dernière. Le préfet de Loire Atlantique, et bien d’autres responsables dans les régions, se plaignent d’un tel afflux. Mais on n’a pas eu, tout de même, les bouchons et encombrements de Moscou 1812 ou de juin 1940.

Tâter du bout des doigts cette affaire du temps.

Blandans, lundi 25 mars 1940

Rien à signaler. On écoute toujours les nouvelles, dont rien de saillant ne parvient à mes oreilles. Au-dessus de ma tête, passent des projets et des commentaires, il y a sans doute des bateaux coulés dans l’Atlantique.

Pour moi, la vie n’est pas encore en train de tourner comme une mauvaise sauce, encore deux mois.

On doit aller se promener, sauter sur les vélos pour cueillir les jonquilles.
On va même peut-être en voiture à Bersaillin, faire une visite de printemps aux vieux cousins Villeneuve (côté Froissart) : le vieil oncle Hélion et ses deux filles, Hélène et Bebeth (Elisabeth), la cinquantaine sonnée - vu de mon âge, c’est très vieux - , avec leur béret sur la tête comme si elles allaient partir en visite, Maman dit que c’est parce qu’elles sont à moitié chauves -, vivaient figés dans leur superbe château plein de collections de porcelaine, et notamment, un chou frisé énorme.
La voiture était toujours conduite par Tante Paulette, la seule à avoir son permis.
Les sorties étaient quand même assez rares. Il y avait surtout les courses à Lons, pour aller chez l’Espagnol (Clavel, le marchand de primeurs), Fagot, le marchand de biscuits et de pain d’épices, Pelen, le chocolatier, Picard, le marchand de chaussures, Degrandi et Marque-Maillard, les libraires. Il y avait une autre librairie, tenue par les Janet, qu’on méprisait parce qu’elle n’avait pas vraiment de livres dignes de ce nom, mais des « romans de gare » et quelques ancêtres des bandes dessinées.

Juin balayerait tout cela.