Demain, demain Chronique d’un printemps 12

Paris, jeudi 26 mars 2020

Hier après midi - 14 h 32 - , j’ouvre mon ordi, et j’ai vu dans ma boîte de réception des messages autorisés, trois messages de couleur beigeasse, autrement dit des indésirables, tranquillement installés. J’essaie de les mettre à la poubelle. Non, refus, une fois, deux fois, trois fois, affichage d’un panneau péremptoire, en anglais, me parlant d’internat error, d’INBOXTRASH, Refer to Server log etc.. enfin quelque chose de pas catholique du tout.

Essais multiples. En vain. Je suis accablée, j’envoie divers SMS à mes correspondants d’abord pour leur demander de m’envoyer un mail pour vérifier. Rien n’arrive. Nouveaux SMS pour leur dire de ne plus m’envoyer de mails. Sans doute vais-je devoir téléphoner au 3900 qui doit être à peu près inaccessible avec les gens en télétravail, les videos rigolotes ou non, les accros à youtube, les déprimés du confinement. Et mes yeux, le soir, ne voient strictement rien, je ne serai pas capable d’exécuter les moindres réglages. Donc, comme Scarlett dans Autant en emporte le vent, accablée par les bouleversements grands et menus de la Guerre de Sécession, je chasse le problème et je me dis, « Demain, demain », comme on chasserait un sale insecte.

A dix heures et demie du soir, après avoir regardé la télé qui bégaye, et tout de même contente du plan de relance et de refonte des hôpitaux annoncé enfin par Emmanuel Macron, je vais fermer mon ordi : et là, miracle, tous les mails du jours tombent en cascade, les bons dans la bonne boîte, les indésirables dans la leur.

Un enseignement : cela ne venait donc pas de chez moi, mais du dehors, sans doute des encombrements des réseaux. Gare à la vraie possible panne.

Je commence à perdre patience avec ceux ou celles des amis qui critiquent constamment toutes les décisions, prises ou pas prises. Quel dommage qu’ils n’aient pas fait de la politique, eux qui auraient tout prévu, même une pandémie de l’ampleur de celle-ci, courant à la surface du globe au milieu de la crise déjà climatique, économique, financière et pétrolière, je dois en oublier encore. Ras le bol.

Problème d’identité dû à ma couleur de cheveux, ça ne date pas d’hier... , là, les coiffeurs sont fermés. Que faire de mes racines ? Demain.

Jérôme Salomon était dramatique hier soir, en parlant de drames individuels et de drames collectifs à venir créés par le COVID. L’OMS, pour la surface du globe, parle dans le même sens. Alors mes histoires de cheveux, je vais les régler dans mon coin. Demain, car aujourd’hui, ça va encore.

Blandans, mardi 26 mars 1940

Maman a eu trois filles, toutes les trois rousses. Combinaison d’hérédité : elle avait une tante à peu près rousse côté paternel - et elle s’est mariée avec Papa, dont le grand-père, donc mon arrière-grand-père, était roux. Cf sa vie sur ce site, dans une vingtaine de chroniques.

En 1940, ce n’était pas du tout une couleur à la mode, elle était carrément difficile à porter. Les femmes rousses se décoloraient en blond platine. Dans la littérature enfantine, et notamment la Comtesse de Ségur, les méchants sont volontiers roux, comme M. Frölichen, dans La Fortune de Gaspard, un industriel rapace d’origine allemande, une sorte de prototype caricatural du néo-libéralisme. Et pendant la Guerre de Quatorze, les Allemands étaient caricaturés en roux (cf Bécassine).
Je donnerais beaucoup, et pendant longtemps, pour être châtain.

Dans le village, quand l’une de nous trois circule, les gamins crient souvent « la rouquine, la rouquine », ce n’est pas du tout plaisant. Une cousine de Maman nous appelle les Grains d’Or, c’est plutôt flatteur, mais on ne la voir presque jamais. Tandis que « La rouquine », on l’entend dix fois par semaine.

La Sarre. Les Anglais. Les Italiens. La guerre s’agite un peu, on dirait. Est-ce le moment où on commence à envisager que le statu quo va cesser, qu’il pourrait y avoir des combats ? Franchement, je ne me rappelle pas. Mais je me souviens du silence de plomb qu’il fallait faire quand les nouvelles commençaient, silence qui durait de plus en plus longtemps, des évènement devaient se produire enfin.

Scarlett était une des personnes dont on parlait souvent à Blandans. Les grandes personnes avaient lu avec passion Autant en emporte le vent, traduit l’année précédente et le citaient à tout bout de champ. Scarlett était, pour ma grand-mère, Maman et Tante Paulette, une héroïne, une femme qui savait se prendre en mains. Il y avait des bagarres car Paulette désirait le lire, les grandes personnes s’y opposaient : « Tu es trop jeune ». Elle le lisait en cachette. Claudine et moi, on n’allait pas la dénoncer, mais j’étais très légaliste et je ne trouvais pas ça très bien ! Les bribes qu’elle nous en racontait dans l’escalier de pierre, derrière la grande salle à manger, me semblaient confuses. Je préférais les récits de Tante Paulette, qui me racontait la Guerre de Sécession, les carpetbaggers, l’esclavage, le personnage de Mama ou de Mélanie. Alors que ma sœur se passionnait pour Rhett Butler.

La guerre n’était pas marrante, ça, je l’avais compris depuis le début, car les souvenirs de la Guerre de Quatorze, qui apparaissaient en général en corollaire des nouvelles, ne l’étaient pas. Les souvenirs d’infirmière de ma grand-mère, qui était restée une dame de la Croix-Rouge ; la mort d’une sœur de mon grand-père infirmière de métier, partie sur tous les fronts de Salonique à Zuydcoote ; la mort du mari de Tante Paulette, oncle Pierre, gazé et mourant sans plus aucun souffle l’année de la naissance de Paulette. Tante Paulette avait deux photos de lui accrochées au-dessus de son lit : une, où il est debout sur une dune près de Dunkerque, levant une canne d’un air joyeux, et une sur son lit de mort, allongé, les yeux clos, en costumer trois pièces.