Œufs Soubise Chronique d’un printemps 10

Blandans, 24 mars, Dimanche de Pâques 1940

Pâques, les cloches sont revenues de Rome. Celle de l’église de Domblans a un très beau son, assez enthousiasmant, avec de riches résonances et en même temps, une manière joyeuse de diffuser dans l’espace. À l’église, quel qu’ait été le temps - dont je me souviens pas du tout -, les dames du village avaient dû sortir leurs chapeaux d’été, chapeaux de paille remplaçant les feutres de l’hiver. Le pain bénit qu’on passe dans des petites corbeilles au moment de l’Offertoire, était ce jour-là remplacé par de la brioche offerte moitié par ma grand-mère, moitié par la boulangerie Morlin. C’est la dernière fois qu’on en mange, mais on ne le sait pas. On est remonté de la messe en vitesse.

Arrivées à la maison, on part à la chasse aux œufs. Je ne sais pas à quel moment les grandes personnes les avaient caché dans le jardin, mais j’étais la seule à les chercher avec une méconnaissance totale de leur emplacement, Paulette et Claudine, bien plus grandes, avaient aidé à les cacher mais se sont jointes à moi pour la recherche dans l’herbe.

A midi, on a mangé les œufs en entrée, comme chaque année. La recette avait deux noms, Adèle les appelait Œufs à la tripe, Maman, Œufs soubise. Je recopie la recette à partir du cahier de Tante Paulette, celui de Maman étant resté chez ma sœur aînée : « Émincez cinq ou six gros oignons. Faites revenir au beurre [1] dans une casserole à feu vif ; lorsqu’ils commencent à prendre une belle couleur blonde, saupoudrez-les d’une bonne cuillerée de farine ou deux, puis mouillez peu à peu avec de l’eau, en tournant doucement pour éviter les grumeaux jusqu’à la consistance voulue. Éloignez du feu. Assaisonnez de sel, poivre et laissez cuire un peu la sauce à feu doux. Coupez alors les œufs durs en rondelles d’un centimètre d’épaisseur, laissez chauffer doucement dans la sauce. Servez délicatement dans un plat, en parsemant le dessus avec des lamelles d’oignon revenues à part et bien dorées. »

Paris, mardi 24 mars 2020

Un ciel éclatant et froid. Les statistiques de l’épidémie montent comme prévu. Et on essaie de s’adapter à une nouvelle temporalité, imprévisible, d’une période pendant laquelle on sortira peu, très peu, « Restez chez vous ».
On échange des blagues par video.

Débat sur la Chloroquine, où spécialistes et non-spécialistes prennent part. Comme toujours en pareil cas, ceux qui savent le moins sont les plus péremptoires (cf cet horrible Trump) et ceux qui sont de vrais scientifiques sont prudentissimes, balançant entre les effets recherchés, les résultats obtenus et les effets secondaires.

Je vais abandonner pour la journée tous les écrans qui me fatiguent les yeux (télé, liseuse, ordi, smartphone), et écouter L’Or du Rhin dans mon fauteuil (j’avais une place à Bastille pour début avril...), ou en marchant dans l’appartement. Écouter du Wagner chez moi, ce n’est pas facile, il faut le mettre en sourdine, sinon, je pète les murs de l’immeuble.

Ah j’oubliais, dans Guerre et Paix, à Borodino, le long du champ de bataille où fleurissaient des absinthes à l’odeur amère, le prince André a reçu le boulet dont il mourra dans un prochain chapitre. La chirurgie aux armées, à cette époque, est effrayante. La guerre, plus meurtrière que jamais, a fait au moins soixante-dix mille morts ce jour-là. Les blessés qui vont mourir ne sont pas dans ce décompte.

Lejeune, Bataille de la Moskowa, dite aussi de Borodin
©wikipedia

Notes

[1C’est bien meilleur à l’huile.