Errare humanum est ! Chronique d’un printemps 9
Blandans, samedi 23 mars 1940
Réflexion d’entrée, datée de 2020 : ce que j’ai décrit hier, le lessivage de l’église, est arrivé aujourd’hui seulement ! Quelle erreur de mémoire... hier, vendredi saint, on n’a pas lessivé du tout, on est allé à l’église dans le début de l’après midi pour une cérémonie, Le chemin de croix. Le curé a fait le tour de l’intérieur de l’église, en s’arrêtant devant chacun des 14 petits tableaux illustrant les 14 étapes de la Passion, de la Condamnation à mort à la Mise au tombeau, à chaque fois il s’agenouillait péniblement car il est assez gros, lisait dans un petit manuel l’évènement représenté, avec sa voix assommante, série d’aspirations mal modulées dont Maman se moque toujours, elle l’avait surnommé Pimpon. Bref, c’était long et triste, je n’aimais pas entendre ce récit plein de souffrances et d’injustices. Le Christ sur le 12e tableau rendait l’âme, le ciel s’était fendu, à la 13e on le descendait de cette affreuse croix, et à la 14e, il était mis au tombeau, c’est après cela que le curé avait éteint le petit lumignon de la présence réelle.
Nous sommes donc rentrées le vendredi à la maison, préparer les seaux, les cristaux détergents et les serpillères, pour le lendemain. Pardon pour ce décalage. Je devrais réfléchir à deux fois avant de confondre les rites d’autant que je vais en croiser souvent dans ce récit du printemps 1940. Et c’est le samedi qu’on a cuit les œufs durs et qu’on les a peints. Voilà, c’est fait.
Aux nouvelles, Paul Reynaud semble tenir la corde, il a dû s’emparer du fauteuil rouge.
On parle à nouveau du Roi des Belges, la famille lui en veut depuis la mort de la reine Astrid en 1935 (pour moi, c’est la préhistoire, où je n’écoutais évidemment pas la radio, à deux ans, n’exagérons pas), au cours d’un accident de voiture où le roi lui-même conduisait sur une route de montagne. En 1940, chaque fois qu’on parle de ce roi, la famille rappelle l’accident, c’est un homme peu sûr (« Rappelle-toi la pauvre reine Astrid ! »), il pourrait « ouvrir sa frontière ». Je le vois manœuvrant une barrière rouge et blanche.
Paris, lundi 23 mars 2020
Le matin, en me levant, je suis toujours étonnée de n’avoir aucun projet, je n’ai pas à sortir avant au moins trois jours. Frigo suffisant. Je trouve très ennuyeux de savoir ce que je vais manger, d’habitude, j’improvise en sortant à la dernière seconde ou en allant au restaurant retrouver tel ou telle. Un petit coup de RFI pour savoir ce qui se passe dans le vaste monde. Relire les mails et SMS de la veille. Certains n’ont pas répondu à mes mails, je ne voudrais pas commencer à m’inquiéter pour eux.
Hier dimanche, j’ai essayé, avec un certain succès, de me décrocher de la radio et la télé, qui tournent en rond.
J’ai avancé dans Guerre et paix, Pierre a quitté Moscou bruissant de scènes de xénophobies, comme toujours dans les crises. J’ai envie de copier les réflexions de Tolstoï sur les aléas des évènements, le déroulement toujours imprévisible par suite de l’intervention des hasards et des individus dans les plans les mieux préparés. À chaque page, je suis émerveillée par la manière dont il sait mettre en scène un personnage, par rapport au milieu plus ou moins anonyme où il évolue, la Princesse Marie devant les paysans, Pierre sur la route de Borodino avec son chapeau blanc et son habit vert, croisant les armées en mouvement et les chariots pleins de blessés enveloppés de chiffons qui cahotent sur la route ou les processions vers des sanctuaires jugés tout-puissants.
Pendant ce temps, France Musique, que j’avais oublié d’éteindre, diffusait l’ouverture de Tannhaüser. Je ne supporte pas de gâcher la musique « en fond ». J’ai donc éteint dès la dernière mesure. Et j’ai rejoint dans sa propre ambiance sonore le prince André à la veille de la bataille, rongé par ses regrets, exaspéré par l’arrivée de Pierre qu’il considère comme un touriste de guerre.
En face, dans l’autre camp, Napoléon a reçu, la veille de la bataille, envoyé par Marie-Louise, le portrait du Roi de Rome faisant sauter le globe terrestre sur un bilboquet : comment ne pas penser à Charlot dans Le Dictateur, en 1940.
Effet de crise : tout, passé ou présent, lecture ou film, me rappelle l’actualité, ou semble la préfigurer. Les fictions sont de plus en plus bizarres, avec ces gens qui se touchent, s’embrassent, cela paraît déjà loin.
Les journalistes et les intervenants devraient penser au titre de cette chronique, Errare humanum est et paraître moins péremptoires dans leurs jugements et leurs questions.