Lohengrin, Richard Wagner Opéra de Paris, 2017

Attention : Cette chronique porte ici une date volontairement fausse ; elle a été écrite, en réalité, le 26 janvier 2017. Je l’ai déplacée pour donner de l’unité au « biopic » que j’ai par la suite réalisé à propos de Victor Puiseux.

Créé à Weimar en 1858, sous la direction de Franz Liszt, et sans la présence de l’auteur, qui était banni pour ses idées politiques jugées révolutionnaires, Lohengrin, opéra en trois actes, est à la fois romantique et touchant, et, musicalement, il est une étape marquante de l’originalité créatrice de Richard Wagner, dans son lien profond et continu avec les mythologies germaniques.

Lohengrin est le premier opéra de Wagner que j’ai vu sur scène, il y a bien longtemps, à Garnier, et je l’ai vu maintes fois depuis. Je ne me lasse pas de cette histoire, musique et livret. Les hasards des distributions, comme les éléments de chaque mise en scène, tout en colorant plus ou moins tel point, telle relation, sont coagulés par la force d’une histoire exemplaire autour de l’identité, de l’amour et de l’envie.

Le délice des fictions : le livret

On connaît l’histoire. Le jeune duc de Brabant étant disparu, un noble, Friedrich von Telramund assure le pouvoir, secondé (ou plutôt mené) par sa femme Ortrud - il y a un aspect couple Macbeth chez les Telramund - . Ortrud, magicienne liée à l’ancien culte de Wotan évincé par le christianisme, presque muette à l’acte I, a, en fait, monté un coup double (qu’on apprendra tout à la fin de l’opéra) : elle est l’auteur de la disparition du jeune duc, qui permet de faire accuser sa sœur Elsa du meurtre et de se débarrasser de la famille régnante. La Justice royale impose un duel ordalique, or Elsa, à la fois seule et femme, a rêvé le personnage d’un chevalier qui viendrait à son secours : de fait, il apparaît, jeune et beau, sans identité.

Wagner et nous, nous savons qu’il s’appelle Lohengrin et d’où il vient, mais personne ne sait cela sur le plateau de Bastille, un Anvers symbolique, un « monde de l’œuvre » figuré tantôt par un grand salon à galeries, tantôt par une cour entourée d’immeubles à coursives, tantôt par les rives de l’Escaut. Ces conventions sont l’aspect prodigieux de la fiction. Nous feindrons de croire que René Pape est le roi Henri l’Oiseleur, nous feindrons d’apprendre de Jonas Kaufmann qui il est (l’air sublime In fernem Land) à la fin du IIIe acte, alors que tout l’enjeu de l’histoire avait été, pour lui, chevalier, de ne pas avoir à révéler son nom et son origine.

Nul ne doit lui poser la question : c’est la condition imposée au début de l’acte I, lorsqu’il apparaît pour devenir le champion d’Elsa. En fait il pose une double condition : comme il tombe immédiatement amoureux de la jeune fille, (Elsa, Ich liebe dich), il lui demande deux choses, une positive, l’épouser, et une négative, ne jamais lui demander son nom ni son origine.
Lohengrin vainc aisément Telramund, et tout le monde se prépare pour le mariage d’Elsa et du chevalier inconnu.
Dans la nuit suivante (début de l’Acte II), Ortrud intervient, usant de ruse, de douceur feinte, pour instiller le doute dans la tête d’Elsa ; un peu plus tard, dans la journée, elle attaque avec brutalité : ce chevalier doit être un démon et venir de l’enfer. Toutefois, le mariage a lieu.

L’enchaînement

La nuit de noces (Acte III) voit se dérouler le drame, comme programmé. Wagner est un dialoguiste remarquable dans la construction et l’analyse d’une « scène de ménage ». Au bord du lit, les nouveaux mariés se font des déclarations en admirant la nature, et l’apparition, dans le dialogue d’amour, du mot « nennen, nommer » agit comme le signal de Pavlov :
Elsa : Ist dies nur Liebe ? Wie soll ich es nennen, dies Wort, so unaussprechlich wonnevoll, wie, ach ! dein Name — den ich nie soll kennen, bei dem ich nie mein Höschstes nennen soll !
« N’est-ce qu’amour ? Comment faudrait-il le nommer, quel mot trouver pour cet indicible bonheur, comme ton nom, hélas ! qu’il m’est interdit de connaître,par lequel je n’appellerai jamais mon sublime époux ! »
Lohengrin : Elsa !

Hélas, Elsa ne sait pas qu’une personne n’est pas qu’« une identité », mais d’abord une présence, des actes, une force, une douceur.
Et la glissade commence, dans un long échange que Lohengrin tente d’arrêter, mais elle est délirante, aimantée vers l’interdit qu’elle prononce enfin au bout d’une scène qui va crescendo.

Elsa : Unselig holder Mann, hör, was ich dich muß fragen ! Den Namen sag mir an ! « Ô doux et malheureux époux, entends la question qu’il me faut te poser ; dis-moi ton nom ! »
Lohengrin : Halt ein ! Arrête !
Elsa : Woher die Fahrt ? Et d’où viens-tu ?
Lohengrin Weh dir ! Malheur à toi !
Elsa : Wie deine Art ? Quel est ton lignage ?
Lohengrin : Weh uns ! Was tatets du ? Malheur à nous ! Qu’as-tu fait ?

Lohengrin est tenu de repartir, amoureux désolé et trahi, à Montsalvat, chez son père Parsifal et les Chevaliers du Graal, qui l’avaient envoyé en mission au service de l’innocence. Le cygne qui l’avait conduit à Anvers - cygne réduit dans cette mise en scène à une aile et quelques plumes symboliques - était donc le petit duc de Brabant prisonnier du sortilège d’Ortrud, Lohengrin lui rend sa forme avant de disparaître pour toujours, Ortrud s’effondre vaincue. Dans cette mise en scène, le petit frère reprend le pouvoir et, d’un geste, refuse le pardon à Elsa qui reste interdite dans tous les sens du terme.

La mise en scène de Claus Guth (crée à Milan, 2012)

Reprise à Bastille, cette mise en scène, dont je viens de commencer à parler, m’a paru jouer à fond la carte de la filiation entre Parsifal et Lohengrin, d’entrée de jeu : en effet, Claus Guth fait arriver « le personnage Lohengrin » sur scène dans l’opéra Lohengrin comme un homme tombé de la lune, pieds nus, un peu sauvage, ignorant des usages du Brabant, tout comme « le personnage Parsifal » débarque à Montsalvat dans l’opéra Parsifal. Cette étrangéité fondamentale au monde qui l’entoure, Lohengrin va la jouer tout au long, peu adapté aux codes qui l’effraient, le choquent ou l’ennuient. Son amour pour Elsa ne l’acclimate pas, bien au contraire ; lorsque la jeune fille pose la question interdite à Lohengrin, celui-ci, profondément blessé, repart dans une infinie tristesse - et désespéré dans cette mise en scène -, vers le pur monde de son père : Elsa lui a fait manquer sa chance de vivre en humain, amoureux.

J’ai aimé ce rappel visuel et scénique de Lohengrin/Parsifal ; il souligne l’obsession de Wagner à l’égard de ce mythe dont il a représenté les deux volets à 34 ans de distance : Lohengrin, 1858, et Parsifal, 1882, en créant la deuxième partie (Lohengrin) avant la première. Il est fidèle en cela à sa construction du Ring, écrit, lui aussi, « à l’envers », l’écriture de la mort de Siegfried l’ayant conduit à remonter jusqu’à la source du mythe évoqué dans L’Or du Rhin et à redévelopper toute l’histoire avant de revenir au Crépuscule des dieux.

La construction des décors, en hauteur, ménageant galeries ou coursives où se disposeront les chœurs (le peuple ou la noblesse du Brabant), évite les lourdeurs des foules sur un plateau, les bruits des déplacements.

Je n’ai pas trouvé utile de faire jouer Elsa et Lohengrin, pieds nus dans l’eau des bords de l’Escaut qui entoure leur lit, (Telramund caché dans les roseaux, prêt à son ultime trahison) pour la grande scène de leur nuit de noces à l’acte III. J’avais peur qu’ils ne s’enrhument.

La musique

L’orchestre de l’opéra de Paris, dirigé par Philippe Jordan a été admirable, comme il l’est toujours dans Wagner : à la fois force et fineses, richesse des coloris et délicatesse, mise en avant de certains lignes mélodiques souvent masquées etc. Le prélude, notamment, a été joué comme jamais je ne l’ai entendu, une clarté, une chance égale donnée à tous les pupitres, qui en ont fait un miracle d’harmonie, tissu brodé et lumineux dont chaque fil serait visible et contribuerait à créer la lumière , la délicatesse, la pureté. Le parti de faire jouer ou chanter les « marches » en fond de la scène m’a paru excellent, je l’ai dit, cela permet de jouer sur les volumes et les plans sonores, comme sur les plans spatiaux, comme si le son et le volume étaient des portants. Les « marches » caricaturées par leur usage ronflant dans les kiosques des jardins publics le dimanche à onze heures, perdent ici leur lourdeur et leur agressivité. Quant à la marche nuptiale du début du IIIe acte, elle se trouve absolument désengluée des films américains qui en abusent à l’harmonium : la direction de Jordan la rend dynamique, nerveuse et aérienne, et la renouvelle complètement.

Les voix, 24.1.2017

La salle était suspendue au retour de Jonas Kaufmann et à l’état de ses cordes vocales. Lorsque un homme est apparu pour faire une annonce, une fois la lumière éteinte, et avant l’arrivée de Jordan, tout le monde était mort de peur.
Non, ce n’était pas Jonas qui faisait faux bond, mais les chanteurs qui auraient dû assurer les rôles de Telramund et Elsa ; ceux prévus le soir du 24/1 étaient souffrants et ont été remplacés de façon tout à fait convaincante. Pour Telramund, notamment, on a eu Wolfgang Koch, belle voix et bon jeu, il avait toute la haine et l’envie voulues. Edith Haller a remplacé Martina Serafin de manière fraîche et douce, même si, au IIIe acte elle m’a paru manquer de jeu scénique, avec une voix un peu plus dure dans les aigus, moins modulée et délicate qu’au Ier acte et début du IIe.

Il faut dire que la distribution était le top du top : le roi Heinrich était René Pape, d’une grande noblesse de diction et de profondeur, son héraut n’était autre que Egils Silins (entendu en Wotan, excellent, au Ring de Budapest en 2015).
Evelyn Herlitzius, wagnérienne absolue, donnait à Ortrud toutes les nuances et la puissance de sa voix.

J’ai trouvé que Jonas Kaufmann avait à présent à la fois une fragilité, un doute et une maîtrise combinés - une conscience de cela- , qui me le rendaient plus précieux encore que dans l’éclat presque un peu facile qu’il avait les années précédentes. À la fois sauveur, séduit, amoureux, trahi, peut-être las à la fois de la condition humaine ordinaire, et de celle, austère et sans amour, de chevalier de Montsalvat, dans un registre très travaillé de pianissimi d’une extrême sensibilité, d’une profonde douceur, Jonas Kaufmann demeure, pour moi, le Lohengrin le plus convaincant, le plus touchant et le plus crédible que j’aie vu et entendu, à la fois supra-terrestre et humain.

Jonas Kaufmann/Lohengrin
©Monika Ritterhaus