Ta’ang Un film de Wang Bing, 2016

Un nouveau film de Wang Bing

Je suis une inconditionnelle du cinéma documentaire de Wang Bing, mais aujourd’hui, je sors perplexe de Ta’ang, film sur les ethnies « déplacées » à la frontière sino-birmane dans un conflit confus côté birman qui déborde au Yunnan, tourné dans les premiers mois de l’année 2015 : en fait, j’ai eu presque tout de suite envie de m’en aller, comme si je savais ce que j’allais voir et qu’en effet, je le voyais, sans que prenne cette sauce intime avec les personnes filmées et j’ai commencé tout de suite à attendre que le temps passe en le trouvant interminable, triste, fatigant pour la vue (immenses scènes de nuit).

Je viens de jeter un œil sur les critiques, tous débordent d’éloges à propos de la délicatesse des cadrages de Wang Bing, tous trempent leurs plumes dans la bonne et la mauvaise conscience du gars qui se dit que tout à l’heure, il va sortir de la salle de cinéma et que, heureusement, un Chinois sensible est allé là-bas voir pour nous ce que nous ne voyons même pas mutatis mutandis à Calais ou sous le métro Stalingrad : j’avais ressenti moi-même cette forme de souffrance empathique et un peu lâche dans le film A la folie, tourné par Wang Bing dans une prison-asile psychiatrique en Chine.

Images et limites

Aujourd’hui, ça n’a pas vraiment marché. Comme si j’en avais assez de voir les hommes ballottés sans y rien pouvoir. Comme si trop, c’était trop, même si Wang Bing n’en rajoute jamais et qu’il enregistre avec une imperceptible distance due au respect et aussi au « naturel » de ses « personnages ». Tout en repérant machinalement les quatre séquences principales que compte le film, j’étais aplatie dans mon fauteuil, collée dans le temps qui passait si lentement, engluée dans la nuit des séquences interminables, abrutissantes pour les Ta’ang filmés (et pour nous qui les regardions), femmes, enfants, quelques hommes, quelques animaux - , immenses plans-séquences tournés pour une grande partie la nuit (c’était plus commode, pour lui et les réfugiés, question sécurité) : sur les deux heures et demie du film (dans quatre lieux différents, dont un passage de jour en ville), deux heures au moins sont donc des plans de nuit, des contrejours cadrés moyen ou serré à la Georges de La Tour, autour d’un petit feu, d’une bougie tremblotant seule sur le rectangle noir/brun et allongé de l’écran où seuls alors brillent les sous-titres, les bruits d’un campement de fortune - infernaux, car on ne peut pas y échapper -, respirations des gens qui dorment, tristesse des dialogues de ceux qui parlent car ils ne parviennent pas à dormir : ils racontent leur exil, parlent de ceux dont ils n’ont pas de nouvelles, essaient de téléphoner quand les portables veulent bien bourdonner, enfants qui pleurent, chiens qui aboient, pétillements du feu, quelques exclamations, silences, rires, visages luisants ou effacés, vêtements empilés, colorés, ou décolorés de vieillesse, échappés d’une décharge mondialisée des rebuts de chez H&M. J’avais envie que le jour se lève, que les gosses arrêtent de pleurer et de tousser, sauf que, au moment où les coqs chinois se mettaient à chanter tous azimuts, rien ne s’arrangeait, et qu’on était reparti pour un tour. Les armes tiraient de plus belle quand le film, soudain a pris fin, sans raison, - la nuit tombait, j’avais peur qu’on ne reparte pour une séquence à la bougie - pas plus qu’il n’avait eu de raison de démarrer, finalement. L’horrible absurdité des exils, des déplacements, des séparations, des guerres.

Des lueurs difficiles

Et pourtant, comme par en-dessous, passait chez les Ta’ang, la merveilleuse humanité de certains personnes, comme ça en passant, en, voyant une expression, un sourire, un air sérieux, un geste. Qui traversait l’accablante dureté.

Je ressentais les terribles limites de ce témoignage, petit coin de voile levé plus que partage filmique sur ces réfugiés ballotés et exploités (par les passeurs, les exploitants des champs de canne) dans une précarité totale, une absence totale de contrôle sur quoi que ce soit, depuis la boue du chemin, le jour qui baisse, les coups de canon, et ce n’est pas parce que je les voyais avec difficulté dans la pénombre que je leur étais du moindre secours : tout se passait pour moi comme si Wang Bing avait perdu l’idée que le « partage » partageait quoi que ce soit. Les limites et les exigences du « voir ». Les tremblements des images. Leurs sens et leur aspect véritablement accablants, la difficulté visuelle, la nuit et la stagnation ?

Ce par quoi toutes ces images font sens et somme, espoir et désespoir, avec Alep, Mossoul, Calais etc.

Ta’ang