Kaili Blues Un film de Bi Gan, 2015

De ce film très personnel, troublant, original, touchant, et je dirais même secouant, je suis sortie comme d’un autre monde qui m’avait été donné par les yeux et la caméra de Bi Gan, car je sortais du Guizhou, une région de la Chine du sud enclavée par un relief et une hydrographie hallucinants, ses vertigineuses collines boisées et ses vallées profondes, un climat tropical humide de montagne qui la noie d’eau et de nuages les trois quarts de l’année, ses minorités de cultivateurs et d’éleveurs miao qui font vivre un tourisme minimal, ou que l’industrie utilise dans des mines de charbon. Kaili est la capitale. Bi Gan en est originaire. Il est né en 1989. Ce film est son premier lo,n métrage.

Un poème, un rêve et un documentaire

Kaili Blues évoque d’abord un poème : en chinois, il s’intitule Pique-nique au bord de la route, et son réalisateur, Bi Gan, se réfère, officiellement dans les écrits ou interviews, à Tarkovski, et notamment à son film Stalker, qui fonctionnait comme démarque poétique et visuelle d’un univers dangereux, sombre, eau et souterrain.

Le récit de Bi Gan est d’ailleurs parsemé de poésies, il en est rythmé, et comme dans Stalker, il montre le réel de manière tour à tour franche et glissante, elliptique ou redoublée, par plans de paysages noyés de brume, ou par tournants sur la route ou dans le scénario : ceci lui donne une allure libre, inattendue. Rien n’est « téléphoné », on ne peut rien anticiper. Au coin de la rue, tout est possible. Ou rien.

Cette imprégnation de poésie et de surprise, ne l’empêche pas de fonctionner aussi en film de fiction réaliste, et même, à la manière de Wang Bing, comme un film documentaire sur la vie sociale et quotidienne au Guizhou en 2015.
Bi Gan filme ses héros ordinaires dans les cafés, les rues, sur les routes, dans les cabinets hospitaliers parfois improvisés sur les toits terrasses, les intérieurs, les transports. Les prises de vue, les points de vue, surprennent presque toujours, par le cadre ou l’angle adoptés, les chemins suivis par le caméraman, les plongées ; tout cela joue dans la splendeur des couleurs des paysages, des verts, des gris, des rouges sombres, et souvent la misère ou la tristesse, Chine mal éclairée, décharges publiques improvisées dans une végétation luisante d’eau, petites échoppes de nouilles, terrasses plantées de maÏs, intérieur des wagons, parapluies colorés, fringues, chaussures.

Le film est conçu comme le déroulement et les tournants brusques d’ un rêve issu d’une réalité assez angoissante, elle-même scandée par des obsessions, des récits récurrents - l’homme sauvage « aux yeux étincelants » , la main coupée de l’homme enterré vivant -, mêlés au réel, la rivalité des deux demi-frères, la vie heurtée du petit Weiwei, les pratiques hospitalières, les regrets et les devoirs vis-à-vis des morts, le passage sonore des trains démesurément longs, dans la ville, sur des ponts, sortant de tunnels, images de la vie qui roule. Autre face de la vie, la mort a emporté les anciens joueurs de musique miao et la chanson pop « Fleur de Jasmin » a pris leur place. Les adaptations ne sont pas discutées, elles sont vécues.

A la manière de Wang Bing, Bi Gan a des attentions discrètes, légères, tendres ou aiguës, empathiques, pour ses personnages, de même avec les animaux ou les objets : il les suit, lève une esquisse, les laisse en plan sur la route et court les retrouver par des raccourcis, il filme les manœuvres étonnantes d’une pelleteuse, les ratés des motos, la réparation d’un ventilateur, les gestes de la coiffeuse de village, il filme les billards, les télés, les ponts, les bacs, les poulets et le bétail, les concerts « pop » des villages, l’ humiliation infligée par une bande à un pauvres individu isolé, les relations personnelles présentes ou évoquées par des photos et des récits, il écoute les échanges des collègues du centre hospitalier, des bribes d’histoire de couple etc. Les personnages, qui ne sont pas des comédiens professionnels et sont inconnus en Chine comme en Occident, sont d’une qualité et d’une authenticité remarquables, qui accentuent le côté documentaire.

L’héroïsme du quotidien

En sortant de ce film, j’ai relu mon récit de voyage, j’avais passé une dizaines de jour dans le Guizhou, dont deux à Kaili, en juillet 1996 . Vingt ans de « miracle chinois » s’étaient écoulés , et je retrouvais la ville et ses environ sur l’écran, presque comme je les avais laissés. Kaili s’était agrandie, s’était hérissée de groupes d’énormes immeubles modernes en forme de termitières et de forteresse, mais la ville, au centre et dans les banlieues, gardait toujours dans ses vieilles teintes rouges et luisantes, ses flaques sur les plans de béton, les légumes mouillés des étals, son drapé pauvre et tragique, trempée de pluie et de brume, la campagne était toujours gorgée de rivières vertes, d’intérieurs pauvres, minuscules, encombrés et sombres. Maisons sévères, assez closes, toujours difficiles à atteindre, un pays d’escaliers, de pentes de routes plus ou moins embourbées ou défoncées, vertigineuses. La pluie, la pluie, la pluie, la brume, les camions de charbon dans la brume, le maïs dans la brume.

Les trompes des Miao en 1996
HP

Lorsque notre petite groupe de touristes détrempés, qui faisait alors sensation sur les marchés des villages, avait quitté le Guizhou en catastrophe à cause des inondations, je me demandais ce qu’allaient devenir les Miao, qui nous avaient reçus dans leur village beau, pauvre et sinistre, où ils jouaient de leurs instruments de musique traditionnels, en se gorgeant (et nous avec) d’alcool de riz. Déjà, ils semblaient déguisés.

En fait le Guizhou de Bi Gan n’a pas beaucoup changé, les Miao traditionnels que le héros du film, Chen, recherche pendant un moment - et dont on voyait bien qu’ils étaient au bout du rouleau en 1996 - sont morts, leurs enfant et petits-enfants vivent de petits trafics et de petits boulots, le travail à la mine existe toujours, ils roulent en moto au lieu de pousser des chariots et de tirer des ânes, en musique, ils jouent une sorte de pop chinois - l’emblème en est la chanson « Fleur de Jasmin » -, les maisons standard et laides en béton surgissent, de-ci delà, entre les maisons de pierre sombres éboulées qui servent de hangars ou d’étables. Kaili et le Guizhou changent en surface, sans changer d’avenir qui reste bouché comme le ciel, les gens gardent leur héroïsme quotidien au XXIe siècle.

Kaili Blues, le titre d’exploitation international, n’est pas mal choisi, car, oui, le film donne le blues, le blues comme on dit le cafard. Chine cafardeuse, situation bouchée ou incertaine, mais dont la trame est l’énergie muette des Chinois soufflant sur l’étincelle difficile et nécessaire de la vie, dans le film comme dans le réel.