The Assassin Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 2015
Pour aller vite, je pourrais dire que The Assassin est un « film de sabre » : Shu Qi qui incarne l’héroïne du film, a tourné dans des dizaines de films à Hong Kong ou Taïwan qui appartiennent à ce genre - que j’adore -, mais un film de sabre pour intellos, car Hou Hsiao-Hsien n’est pas Jackie Chan, on n’est pas chez les gangsters, mais chez un seigneur du temps des Tang.
The Assassin, comme toute l’œuvre de Hou Hsiao-Hsien, parle du temps et place le spectateur dans une relation profonde, intime et pourtant très discrète, avec le temps comme catégorie philosophique, - le temps passé que le cinéaste fait remonter au présent, et le temps qui passe dans le film, alternance de moments rapides et de plans très lents, montés dans un rythme général lui-même lent - .
Ici, « le temps rejoint l’espace », il est construit par le travail de la caméra, espaces confinés, étouffants, menaçants et secrets, des appartements princiers du VIIIe siècle , où coexistent bouches closes et visages masqués, immenses espaces des steppes du nord, forêts de bouleaux, lacs gris entre les montagnes grises, luxuriance des forêts tropicales : l’empire Tang ( 618-907) était immense, de la Corée à l’actuel Kazakhstan et au Vietnam. Un monde fragmenté en petites seigneuries confédérées, sous l’emprise des empereurs Tang, qui vivaient dans la plus grande et la plus active ville du monde à cette époque, Chang’An, l’actuelle Xi’an. Le film nous promène dans les paysages de l’empire.
Cette trame historique est évoquée visuellement. Le film, par sa beauté, vaut vingt visites au Musée Guimet ou dans les musées chinois pour voir ce que l’on sait du raffinement des Tang, la préciosité des costumes, la délicatesse des lumières, les rapports entre les puissants, leurs enfants, leurs serviteurs, leurs épouses et leurs concubines, les dignitaires, les paysans, les magiciens, le monde Tang s’offre à nous, dans sa lenteur ponctuée de violences : The Assassin est la description de ce monde de l’attente et des brefs instants - la mort, la trahison, le renoncement - qui déchirent une vie, un amour, une relation, les lenteurs de l’existence et de l’attente, la brièveté de l’irréparable.
Pendant la projection, j’étais immergée dans le monde archi-codifié de la noblesse au temps des Tang, celui des rites, celui des secrets, des trahisons, des vengeances, j’étais prise dans une situation un peu hypnotique, envoutée et bercée par une langue bien timbrée, précieuse et archaïque, accompagnée parfois d’une musique et des sons sortis du passé, scandés de silences, entrecoupés par les brefs sifflements des sabres dans les combats singuliers d’une vengeance à la fois désirée, imposée et haïe.
Comme dans tous les films de Hou Hsiao-Hsien, on se dit qu’on va être submergé par les noms chinois, et, le temps de s’habituer au rythme, on se demande si on ne s’embête pas un peu. Mais très vite, on est piégé hors du temps et dans le temps, on se laisse porter, on contemple, on amasse la beauté, on laisse les images jouer entre elles et créer le récit qui circule dans les non-dits bien davantage que dans les dits. Il faut laisser la matière cinématographique, son et espace, travailler et entrer en écho avec notre vie, notre histoire. On peut même presque laisser tomber les sous-titres, juste se laisser bercer par les tons et les sons de la langue de ce monde, les galopades des chevaux dans les vallées, les épingles à cheveux des chignons à double coque, des gestes, les expressions intenses des yeux, un masque fendu qui est à terre.
On ramasse les billes à la fin : on s’aperçoit que, grâce au film, on a joué sur tous les tableaux, exotisme, intimisme, discrétion, passion ou désaffection, ritualisation, perte, et qu’on a tenu tous les problèmes de la vie dans sa main, en costumes.