L’Amour au fil de février Voir/ne pas voir
En février, finalement, tout ce que j’ai vu m’a parlé de l’amour, de ses formes, de ses déformations, de ses erreurs, avec ses cailloux éclatants qui vous égarent dans les carrefours et les impasses. Capriccio et Richard III font partie du lot.
Je suis allée deux fois voir des œuvres anglaises baroques aux Gémeaux à Sceaux. La première fois, c’était pour le Conte d’Hiver de Shakespeare. On connaît le sujet : les ravages de la jalousie imaginée, imaginaire, avec sa cruauté bornée et destructrice. Je n’en ai pas rendu compte, car finalement je n’aime pas tellement cette pièce, son thème m’a toujours paru étranger, très loin de moi. La mise en scène de Declan Donnellan, à la fois animée et sévère, sur un plateau totalement dépourvu de décors, laissait éclater la paranoïa de Leontes et les crimes qu’il commet sur sa famille et ses amis. La deuxième partie de la piece, qui se passe seize ou dix-huit ans plus tard, rattrape le coup, en partie, et répare de façon heureuse (sauf pour le fils de Leontes) les crimes des années lointaines. Je n’ai pas vraiment accroché. Le plaisir est venu de ce que la pièce était très bien jouée et très bien dite par la troupe anglaise de Donnellan, et le « décor » des mots, des sons, des rythmes et de la langue suppléait en partie aux trois caisses de bois autour desquelles ce monde évoluait.
Deux semaines plus tard, je retournais à Sceaux, cette fois pour Le Roi Arthur, le semi-opéra de Purcell, interprété par La Chapelle Rhénane. Les « semi-opéras » sont des œuvres bizarres pour notre temps, alternance de passages parlés, récit, dialogues ou monologues, d’airs chantés, de passages orchestraux, dans une sorte de décousu spatial et temporel, où les chanteurs n’incarnent pas forcément les personnages mais des entités invisibles, dieux, vertus etc. Le metteur en scène taille comme il peut ou vent, il peut ajouter des airs isolés pris dans d’autres œuvres de Purcell pour « meubler » quand il y a abondance de passages parlés que l’on coupe. Ici, La Chapelle Rhénane n’a fait aucune mise en scène, l’orchestre et les chanteurs étaient sur la scène. Une conteuse, debout dans le coin gauche, lisait le poème de Dryden qui a fourni le livret, avec le ton, imitant les voix masculines et féminines, elle déroulait les batailles mythiques des Bretons dirigés par Arthur aidé de son enchanteur Merlin, contre le roi des Saxons, Oswald, aidé de son enchanteur Osmond. La belle Emmeline, aveugle, est l’objet de la rivalité amoureuse des deux rois. Son union dépend de la victoire... Les chanteurs et l’orchestre, excellents, ont suffi à mon bonheur, sans toutefois me plaire totalement, le « décousu » du livret était tout de même perceptible et le ton ou la voix de la conteuse n’étaient pas terribles.
Plus qu’aux querelles territoriales mythiques et nationalistes, je me suis intéressée à Emmeline : pas plus que les autres personnages, elle n’était présente sur scène- elle est seulement dans le récit, et elle ne « chante » pas - elle n’a pas d’air - mais sa suivante s’étonne ; comment devient-on amoureux, quand on est aveugle ? Comment, pourquoi, préfère-t-elle Arthur à Oswald. L’amour est-il le fruit du regard ? Emmeline recouvre miraculeusement la vue, on reste sans réponse... La question demeure posée, et elle m’occupe l’esprit souvent. Le regard est-il premier ? Le hasard ? Le destin ? Et moi, qu’est-ce que j’aimais, sur quoi démarrait l’inévitable coup de foudre, sur quoi se branchait le désir, l’envie de voir et de parler etc. Après, ça roule, tous les sens interviennent, mais le tout début ?
Dimanche, amour, toujours. Tartuffe, dans la mise en scène de Luc Bondy, est repris aux Ateliers Berthier. La pièce montre, différemment, mais violemment, l’aspect aveuglant de l’attachement : si Tartuffe est captivé par la charmante Elmire, Orgon (extraordinaire Samuel Labarthe) est aveuglé par son attachement pour Tartuffe qui est joué ici comme un profiteur sans charme et assez ridicule. Ne serait la pirouette de Molière, à la fin, faisant intervenir le Pouvoir Royal, Orgon y perdrait tout, sa femme, ses enfants, ses biens, ses amis, sa liberté.. et Tartuffe qui, lui, ne lui sera pas rendu.
Hier, j’ai vu Un jour avec, un jour sans, le film coréen de Hong Sang-soo qui pose la même question avec un autre matériel : un réalisateur de cinéma et une jeune femme peintre se rencontrent par hasard à Suwon, une ville de province en Corée, en hiver. On note au passage que ce sont deux personnes dont le métier est dans le regard. Un jour avec, un jour sans se compose de deux films, deux déroulements possibles de ces vingt-quatre heures : les mêmes personnages sont dans les mêmes circonstances, les mêmes lieux, mais à d’infimes carrefours de la conversation, d’un regard, d’une attitude, d’une main, d’un corps, d’une expression, la situation tourne, propose autre chose, offre une « fourche ». Et, presque superposable termes à termes, les deux films se déroulent autrement, les séquences se remplissent ou se vident de quelque chose, d’on ne sait pas quoi, et qui est l’amour, des esquisses ou des formes de l’amour. J’ai adoré ce film, lent, précis, sensible, très fidèle à son auteur, non dépourvu d’échos avec Rohmer ou Marivaux, - mais ni XVIIIe siècle, ni XXe siècle, ni européen -, il est de notre temps et typiquement de son espace asiatique, dans une grande délicatesse, et parle différemment mais des mêmes choses qu’Emmeline dans King Arthur.
Le « presque rien », comme le dit lui même son auteur coréen. Un presque rien qui est tout.