Merci Patron, film de François Ruffin Langue à la farine

Je me suis tâtée pour savoir si j‘irais voir Merci Patron ou The Revenant, hésitant entre le bout de ficelle bien intentionné et la grosse machine à Oscars.
J’ai choisi le premier, qui se dit « documentaire ».

Merci Patron est le récit d’une action qui a réussi à faire passer 35.000 euros de la poche de LVMH, l’une des entreprises de Bernard Arnault, dans celles de la famille Klur, des gens d’une petite ville du Nord, victimes de licenciements pratiqués dans l’une de entreprises du « patron » : l’affaire est conduite sous le signe de la bonne humeur, un peu comme à Guignol, par François Ruffin, membre-fondateur du groupe Fakir, pour prendre une revanche qui pourrait être imaginée par Arsène Lupin ou Robin des bois.

Gentil, parfois drôle, politiquement, ça ne va pas très loin mais c’est toujours ça de gagné, car si 35.000 euros ne sont rien dans les caisses de LVLMH, ils sauvent la vie de la famille : la différence est là. Fakir travaille en artisan, avec une arme à coup unique, one shot comme on dit, car on est sûr que Bernard Arnault ne se fera pas prendre deux fois dans le même filet. Il a déjà trouvé et mis en place une parade de flicage un peu lourde, pour éviter les trublions dans les réunions d’actionnaires, on ne le reprendra pas à « se laisser avoir » par un petit coup de remords ciblé, une faiblesse (le bras un peu tordu par un petit chantage) qu’il comptait cacher, et que Merci Patron fait éclater au grand jour dans un système d’entreprise bien au point.

Le film donne un coup de lumière sur la langue française : il en montre et en utilise les strates socio-économiques et il dessine l’abîme (avec ou sans accent circonflexe) qui existe entre les locuteurs d’un même pays. Dans mon fauteuil, j’assiste à un combat verbal des petits et des gros, par langues de bois interposées, avec leurs marques spécifiques, celle des patrons et des économistes, celles des politiques, des syndicalistes, face à la trop grande simplicité de celle des ouvriers victimes de LVMH : termes, syntaxe, rythme, on dirait que chacun parle une langue qui n’est comprise que dans son clan, et qui se révèle anesthésiante vis-à-vis des autres.

Le pouvoir de Fakir, sa réussite ponctuelle, lui viennent de sa capacité à décoder les langues des divers étages et à y circuler aisément : selon ses buts et ses interlocuteurs, François Ruffin traduit la parole piégeuse des patrons (pour le ménage ouvrier), mais il apprend à ceux-ci à déguiser, à mentir, à leur tour. À menteur, menteur et demi, dit le film.

D’où une ambiguïté dans le discours, et, de ma part, un malaise certain : malgré ses bonnes intentions - réparer une injustice criante, mettre au jour des systèmes d’exploitation - et l’heureux résultat individuel, quelque chose m’a été désagréable dans ce film où tout au long, la langue n’est utilisée, sciemment, par chacun des côtés, que pour embobiner, pour berner, pour rouler dans la farine, pour se foutre de la gueule de l’autre, pour exhiber la sienne.