Moïse et Aaron, Arnold Schönberg Mise en scène de Romeo Castellucci à l’Opéra de Paris, Bastille

En 2014, dans Go down, Moses ! Romeo Castellucci avait fait naître Moïse dans les toilettes d’un restaurant italien très contemporain, bébé clandestin chargé - pressenti comme tel par sa mère internée, après l’accouchement, dans une sorte d’asile médical - de conduire hors du pouvoir de Pharaon le peuple d’Israel, déporté en Égypte et réduit en esclavage, fantasmatique et désolé.
Castellucci retrouve son personnage cette année dans Moses und Aron, l’opéra inachevé de Schönberg, sans sa mère, mais avec son frère Aaron, à l’âge adulte.

Programme de Moses und Aron
© Opéra de Paris

Le compositeur Arnold Schönberg, le metteur en scène Romeo Castellucci et le héros de l’opéra, le prophète Moïse, partagent la même obsession : comment résoudre, comment vivre avec l’irreprésentabilité de ce qui vous a saisi, vous surplombe et vous enveloppe, comment se fondre dans la passion de l’incommunicable, alors qu’on est, justement, prophète, metteur en scène et musicien, entouré de gens ordinaires, un peuple qui ne cesse de réclamer, de protester, de tenter de jouir de la vie, de fuir l’oppression du Pharaon pour trouver dans le Veau d’or une oppression pire encore. Des gens qui veulent communiquer, voir, entendre, dire, marcher, fuir, réclamer, versatiles et têtus, instables et influençables.

Revoir, réentendre

J’ai été si heureuse, tant sur le plan musical, que visuel, que j’ai voulu profiter deux fois dans la même semaine de ce spectacle et de cette musique magnifiques, dont le thème est donc l’irreprésentabilité, l’incommunicable, le manque, l’absolu, l’image qui manque, le mot qui manque, y compris le IIIe acte qui manquera toujours. « O Wort, du Wort, das mir fehlt ! ».

À part l’apparition du Veau d’or - un vrai taureau pour Salon de l’Agriculture, blond doré et kitsch - la mise en scène est très épurée, tout en noir et blanc, symbole un peu facile mais efficace. Quelques images : le magnétoscope qui se vide de ses bandes, le bâton transformé en serpent qui évoque un missile, le noir , par sa matière visqueuse, rappelle l’or noir du pétrole, tout indique l’éternité des problèmes en nous ramenant à notre temps. Au cours de l’orgie, sérieuse et géométrique, qui se déroule, dans une partition et un orchestre somptueux, cuivres, chants, en l’honneur du Veau d’or, les corps laissent des traces noires qui dessinent un immense tableau abstrait sur le plateau. L’idole formée par Aaron recouvert des bandes magnétiques arrachées du magnétophone, se dresse brillante et noire, à la fois dérisoire et touchante, au pied du Sinaï enneigé. La montagne tombe à son tour brutalement comme une pauvre toile peinte, devant l’immense désarroi de Moïse, à la fin de l’opéra, au seuil d’un acte III, dont le livret écrit par Schönberg n’a jamais été mis en musique.

Les chœurs dirigés admirablement par José Luis Basso - le peuple, les Anciens, les vierges - sont magnifiques. Il en va de même pour les dialogues des deux frère, difficiles, dans leur opposition et/ou leur complémentarité : Thomas Johannes Mayer est Moïse, Aaron, John-Graham Hall.

Je retournerais bien encore une troisième fois à Bastille revoir et réentendre, cette énigme désolée et superbe. La mise en scène - mouvements, formes, voiles, contrastes - prend un sens à la fois plus lisible et plus grand quand on est placé au Ier balcon, et tend à s’écraser un peu vue de la première moitié du parterre.

Cette petite note est très insuffisante. À moi aussi, « les mots me manquent ». Mais on peut aller voir l’opéra, il y a encore deux ou trois représentations.
Pour mieux en profiter, il faut lire une superbe étude de Hans Mayer et Rainer Rochlitz sur les liens de la mystique et de la politique dans l’œuvre de Schönberg.
Et un dossier tout à fait remarquable, sur le compositeur, le chef (Philippe Jordan) et le metteur en scène, se trouve sur le site de l’Opéra de Paris, textes, photos, analyses précises et élégantes, interviews de grande classe. On y trouve aussi la video du spectacle. On peut la voir, la revoir, relire les paroles que scénographient les évènements du plateau, de manière très commode. À condition, bien sûr, d’avoir VU et ENTEDU, en vrai, dans l’espace sonore de la salle, ces noces du son, du sens et de la vue.
Dans le dossier, on trouve le rappel de la genèse de l’œuvre dans les Années Trente, les problèmes particuliers de Schönberg par rapport au judaïsme. La musique et sa mise en scène sont présentées et analysées grâce aux entretiens avec Philippe Jordan et avec Romeo Castellucci.