Le Crépuscule des dieux Le retour dans les eaux du Rhin

Les Filles du Rhin échouent à récupérer l’Anneau auprès de Siegfried
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J’avais tort, mercredi dernier, de craindre Ricarda Merbeth dans Le Crépuscule. C’était une faute pour la wagnérolâtre que je suis. Merbeth n’était pas à craindre sauf dans le duo du Prologue, lorsque Siegfried la quitte pour aller courir le monde : cette scène d’amour, elle l’a en effet plus ou moins loupée, car pour les nuances et l’expression de ce sentiment-là, je persiste à penser qu’elle n’a pas la voix qu’il faut, pas assez ronde, pas assez capable de s’amenuiser dans la tendresse ; mais, cette scène exceptée, dans la plus grande partie de ce quatrième opéra, Brünnhilde n’est que haine, fureur et malédiction devant les trahisons successives - celles, passées, de Wotan, et celles de Siegfried [1] -, présentes, involontaires puisque suscitées magiquement : sa voix dure et sa tonicité ont fait alors merveille.

Cet opéra énorme ramasse les matériaux et personnages des trois opéras précédents en les faisant avancer vers leur disparition cataclysmique.
Le problème y demeure le même que précédemment, on assiste au dérèglement du monde causé par le vol de l’Or du Rhin tranformé en Anneau symbole de Pouvoir et à l’aggravation causée par les malédictions d’Alberich, le Nibelung qui réapparaît en personne dans ce dernier opéra (acte II, scène 1) et semble avoir délégué sa malignité à son fils Hagen (Hagen, mein Sohn) ; aussi, la possession de l’Anneau continue-t-elle à provoquer à tour de rôle la mort violente de ses propriétaires.

Pour susciter l’activité de la mémoire des espaces et des personnages - parmi les protagonistes, comme chez les spectateurs - , Wagner a ici aussi recours aux récits chantés, récurrents, des grands évènements passés, avec des temporalités et des points de vue différents, portés et entrelacés par des successions et/ou des tissages musicaux composés des leitmotiv, et il a ajouté une manipulation magique de Hagen sur Siegfried avec un philtre provoquant l’oubli.

Musicalement, le tissu sonore de l’ensemble est fabuleusement riche dans toutes ses dimensions - et je dois dire que l’écoute de tels opéras, sans bouger, sans rien voir, sans distraction d’aucun ordre, est une expérience vraiment intéressante -, les leitmotiv s’entrecroisent, se dégradent au fil du temps et des situations, se réveillent, se reforment, se cassent, grincent, s’appauvrissent ou se surchargent avec une somptuosité et un art qui me laissent stupéfaite : en écoutant la richesse de leur pouvoir d’évocation, j’en viens à penser que les sous-titres deviennent moins utiles : il suffit d’un embryon de vocabulaire allemand comme repère, lié à l’écoute attentive de la musique. Après avoir refusé aux Filles du Rhin, pour son malheur, de leur rendre l’Anneau, Siegfried rejoint les chasseurs amis de Hagen : dans cette scène saisissante - la dernière de sa vie -, Siegfried raconte en quelques minutes, sa vie entière, la naissance en forêt, la vie sans femme, Mime le geignard inlassable, Notung ressuscitée dans la forge, la mort de Fafner, le motif charmant de l’Oiseau de la forêt, des bribes de chevauchée, et, se dégageant des brumes dorées de l’oubli et du mur de flammes, la beauté de Brünnhilde, dont la mémoire, enfin et trop tard, lui revient, en même temps que Hagen le tue dans le dos ; puis voici la magnifique marche funèbre, avant que Brünnhilde, désabusée bien tard, ne se suicide en se précipitant dans le bûcher funéraire en maudissant le Walhalla, à son tour brasier crépitant et anéanti.

Hagen, le fils d’Alberich, quelques mesures avant la fin qui renoue avec le prologue de l’Or du Rhin, est le dernier à disparaître, cette fois entraîné, fasciné par l’Anneau que Brünnhilde vient enfin de rendre aux Filles du Rhin qui lui font signe, dans les eaux miroitantes du Fleuve.

La fin est ambiguë : la tradition du récit, voulue par Wagner, veut que survienne alors le règne des hommes libérés des dieux, souvenir des positions politiques libératrices de Wagner, mais les anciens dieux, hélas, ressemblaient beaucoup trop aux hommes pour pouvoir laisser croire aux changements. Le monde, libéré de l’Anneau, ne sera-t-il pas, n’est-il pas encore le monde de l’Anneau ?

Minuit et 26 minutes, c’est fini. Je suis désolée que cela finisse - dans ce même déroulement implacable, puissant, coloré et chatoyant qui m’a conduite, au bout de quatre heures et demie de musique, à la fois comblée et brusquement veuve de cet univers musical, philosophique et mythique.

Combien me manquent les applaudissements ! Combien les chanteurs, les musiciens et Philippe Jordan, leur chef, ont été extraordinaires de dépenser une telle vie, une telle conviction, de talents, devant personne de visible.

Je suis déjà en attente du prochain Ring à l’Opéra, de la prochaine conjonction des aventures contrariées de volontés et de maladresses, qui mènent à la mort de Siegfried, à la prochaine marche funèbre de ce héros à la fois sot et touchant comme nous, brève existence bourrée d’actions et de réminiscences, et dont le travail de composition a occupé Richard Wagner pendant trente ans.

J’ai un mois pour réécouter sur le site de France-Musique les quatre opéras. Je ne sais pas si je le ferai, le replay a un aspect réchauffé et dépend trop de moi, j’aime mieux la dictature de la diffusion à l’heure et au jour dits, elle remplace un peu la merveilleuse dictature de la salle et de la scène.

Ring 2020, logo de l’Opéra de Paris
©Opéra de Paris

Notes

[1Il n’en reste pas moins que le personnage de Siegfried est assez sot mais c’est trop long à développer ici.